Perspectives

 Perspectives 1 /  la part cachée

Ténu d’en presque rien il me vient toujours sans prévenir d’accrocher mes dépouilles au porte-manteau de doubles indifférents. Ceux du hasard. N’importe lesquels: deux passants préoccupés au bout des phrases derrière la fumée de leurs cigarettes, ondulent devant les persiennes entrechoquées, étraves fendant rue soleil et échappements. Celui-là dégingandé d’une petite troupe agitée sous l’abribus, chahute bouscule rit crache. Lui le vieux blouson gris assis sur le banc vert-parc-municipal cœur entravé d’initiales, planté en mouillage paisible dans l’ocre, à l’escale devant la margelle en béton lépreux du bassin ras le sol, eau croupie et îlots d’escarres début d’automne, vent froid déjà. Elle entre jour et sommeil du matin métro, calée sur son strapontin, rencognée contre les secousses — torpeur de solitude anesthésiée — lancée dans le boyau de multitude jaunâtre, ses bruits ses chocs ses chuintements ses grincements de freins et ses souffles poussiéreux. Tout d’un coup derrière leurs yeux brouillés (espérant me sauver peut-être, trouver refuge, je me suis glissé en douce, blotti d’instinct derrière leur front comme on frotte et barbouille par réflexe le bobo de l’enfant livré au mal impensable d’être tombé-déchiqueté alors le dedans tout le dedans se vomit dehors). Depuis cet observatoire distrait je flotte évanescent et flou, figurant planté dans son décor carton-pâte. Depuis leurs pupilles désaffectées j’effleure mécaniquement la silhouette banale de ma fadeur lasse. Aussitôt éloignés je regagne mon corps pour l’invention d’une amorce de l’histoire d’eux (où ils seront attendus, quand et comment ils vont retrouver leurs autres, ce qu’ils vont se dire, de quelles heures sera leur journée, leurs gestes de rire ou de colère, la fatigue d’après, et puis à nouveau j’oublie tout: leurs visages labiles et volatiles, mes mots pour eux, le rêve fragile qu’ils ont déterré.) Il me faudra donc me fortifier, (c’est ce que je me répète et puis…) prendre racines, fabriquer un temps solaire, un lieu d’avant les départs les regards baissés les silences rageurs et la vie à moitié… J’y engrangerai comme s’ils coulaient des nuages des souvenirs à demi rongés, d’autres inconnus. Des plateaux de cailloux blancs et secs (soleil bleu d’herbes hardies, ronces et paille en bordure de chemins) et même d’ennui au grelot assourdi des sonnailles. Des maisons pierreuses et sombres d’avant les toits et croix couronnés d’épines, des rencontres avortées sur les quais de gare. (J’irai peut-être à celle de Cahors puis m’en irai lentement dessous le diable du Pont Valentré, chercherai une silhouette mince et pressée peut-être la suivrai enjouée rieuse chuchoteuse en cascade au bras d’une autre comme souvent les filles jeunes.) Ecouterai ses mots pour rire, de la fraîcheur légère, un peu moins de murs un peu moins de peine — aurai moins fracas profond de ses silences et de sa colère furieuse blessure d’entaille profonde — comme un nœud dans le bois — éruptive comme les volcans vieux soumis aux poussées des laves préhistoriques. Pour lui qui la rejoindra à l’autre bout du quai tracerai une géographie fabuleuse d’anciens voyages au tableau du noir, et puis de là verrai si du plus clair. (Je voudrais surtout je le crois inventer un peu de leur force du premier départ, celle qui les a faits s’atteler et laisser leurs familles paysages et amis sans trop réfléchir pour filer de l’avant avec l’allant pluriel de leur promesse d’être deux.)

Perspectives 2 /les filaments du multiple :

… plus vite papa plus vite … parce que vivre ici est incommensurable foison, aussi changeant et insaisissable que les reflets argentés de ces arbres qu’agitent et ébouriffent les rafales, pile à la lèvre de l’étroit virage qui s’éloigne à angle droit de la ruelle bord atlantique. Depuis quelques journées Septembre installe avec un peu plus de lenteur, un peu plus de gris, ses silhouettes éparses à l’allure de familiers. (Je le devine à leur façon tranquille et parfois maussade d’habiter les lieux, longer les palissades berchues, parsemer les plages juste sous les touffes d’oyats ou en déambulation lente sur l’estran ; squatter les allées et étals clairsemés du marché). Les sacs à dos d’écoliers ont remplacé les planches de surf, les parasols vagabonds et les draps de bain. Il rengaine une traîne de beau et doux, plus encore la dernière frange d’après-midi en ultime regain de soleil, comme si marchant à pas paisibles et accordés été et jour consommaient jusqu’au bout leur fin,  célébraient leur soif de lumière avant de s’échouer dans l’automne et dans la nuit, comme ces épaves démantelées sous l’ultime mue de vase bosselée. Maintenant les arbres soudés en lente procession sous le banc de feuilles écaillées en milliers d’éclats fugitifs brossent le délicat ciel moutonneux — pose sa plume sur le minuscule rond-point rase goudron rond-point pour jouer manège désuet de fête foraine rase cicatrice blanche des pieds à courir bras à pousser un de ces tourniquets de terrain de jeu municipal — renversé tête étourdie dans l’œil du tourbillon. Plus vite papa plus vite ! Seule l’usuelle cécité occulte l’immensité des jours confondus — plus vite — tous les pas multipliés — ceux qui précèdent l’école la mairie l’église l’usine la porte des maisons la pierre de l’escalier son trou plonge dans le vert l’hôpital-couloir autour depuis pour toujours ses vitrines funéraires (le souvenir bat dans le cœur des hommes le cœur des hommes vit dans le souvenir le vivant palpite dans le cœur des souvenirs les morts vivent éternellement dans le cœur des vivants les vivants vivent éternellement au cœur des morts) l’enclos certain du cimetière les assemblées de noir en répétitions menues remontent les heures à petites lampées de mots têtes baissées poussent du front le sable du silence et les peines à venir ; pas multipliés feront l’écho poursuivront le jour après le jour tremperont les nuits brille l’ondée brouille les reflets pendus aux fenêtres les souffles retenus dans les maisons les regards trempés sous la pluie les histoires en colliers de perles diamants-rivières en bords de cils essuyés d’un revers de main…  je tourne tourne toujours c’est moi maintenant parti qui dans l’aquarium mais arrête un peu tu files le tournis tout ça absolument certain c’est réversible interchangeable et même toujours la roue tourne plus vite je crois c’est à l’intérieur… Plus vite papa plus vite !

Perspectives 3 / la substance invisible qui relie les hommes.

Je lis ces jours l’histoire que rassemble pour le plus tard, quand c’est fini, une amie retrouvée d’enfance. (Récit transmis par amitié — par l’importance injustifiée dont elle m’honore — pour se rassurer également, que je lui en fasse écho, preuve que quelqu’un entend et donc qu’elle existe — et plus encore.) Elle a connu un aquarium de l’autre côté, une de celles qui s’effacent pâles et tremblantes, s’engloutissent de terreur terrible (elle sait l’épaisseur, le poids, la densité la glace le feu comme jamais, comme personne, terreur terrible) se désastrent de catastrophes calcinant de l’intérieur, puis meurent échouées s’effilochent en vagues épuisées, laissent flammèches de sable, minuscules dendrites accrochées au cœur noir d’un caillou, refluent se noient au large infini. Elle dit qu’elle n’aura rien de plus à laisser (ni argent ni pierres), qu’elle s’est souvent trompée croyant bien faire (que c’est peut-être le lot), qu’elle en a bien des regrets mais aussi bien des bonheurs, elle dit qu’elle veut raconter pour éviter aux enfants maintenant grands la même erreur horrible horreur, qu’ils soient un peu avertis, ne pas couler leurs pas dans l’empreinte même. Elle écrit son admiration ancrée de Balzac lui qui pétrit la substance invisible qui relie les hommes. Elle lit Virginia Woolf qui a tant souffert, une fois vécu pas loin ou bien l’a rêvé. Elle écrit le monde doux léger troublant son frisson d’abeille et le soir posé au dos des collines repues de chaleur. Elle écrit le ciel d’étoiles semées sur la tente clic-clac se jette se déploie d’un coup tant bien facile, elle écrit le goût profond des choses quand elles fondent chair. Bientôt il faudra plus encore nommer: quels canaux pour la substance invisible comment se répand se manifeste par quel alchimie quel mélange, le dosage optimal des ingrédients (un peu comme l’essence des mobylettes plus vacarme et vibrations orgastiques du côté du jouisseur à cheval sur sa bécane trafiquée tandis qu’au verso du même ruban d’instants, mêlés tous accrochés en ribambelle les uns aux autres, c’est brise-tympan et la rancœur d’elle renfrognée — enfouie en toute hâte et en vain sous l’oreiller éponge des bruits du monde moulé dessus la tête, descendue en stridente vrille, privée d’un rêve dans ce con matin mort-né que l’autre nul a quitté puis fracassé en trombe.) Il faudra tenir inventaire des éclats d’humains diffractés: celle qui dit je suis toute crépitante, agite ses mains frétillent de joie, celle pleure ses morceaux, ses doigts et la vie la quittent, celle son fils a plongé dans l’acier en fusion, retourne à sa vie de comptine papa est en haut, celui trapu souriant chaloupe entre les rangées de vignes, sac en bandoulière, on en profite faut pas croire on se laisse des bouffées de puissance inattendues, on le sent quand ça vient on choisit d’être emporté, celui s’enflambe aux sources de la lumière crie te voilà revenu regarde j’ai pendu haut le soleil pour nous deux, celle je suis ici allongée, conduite sur le dur brancard nocturne au royaume des morts blancs, me contemplent autour du lit de fer m’attachent dans le puits de carreaux verts et bleus ferment la porte lourde de noir épais comme un bandeau de silence ; il faudra écrire comment ça se reconnaît au sable qui peu à peu s’insinue sous les yeux les grignote en alourdit les poches arase les paupières quand à peine entré, debout, escorté de chaque côté, ou borné aux extrémités nord/sud du brancard — (les ambulanciers parfois les pompiers) — le nouvel arrivant débite sa limaille d’histoire « alors dites moi un peu qu’est-ce qui vous arrive ?  » — (et moi qui demandais et déjà soupirais déjà sombrais dans suie dans sac dans cendres) frotte contre les murs las son abrasif de mots à moudre, raconte depuis le toujours du toujours combien c’est raté rapé foiré (il répète cahote méandres et circonvolutions, dedans la marée de sons tout bien noyé dissimulé l’arc vif du harpon propre à épingler n’importe quel petit soldat blanc minable harassé froissé de nuit dedans l’aquarium, ne lui reste plus qu’à le crocheter l’estourbir à son tour, se répandre en lui trouver asile dans son enveloppe de peau, s’inventer un débarras, une niche, un havre, enfin du repos!) — chimères — foutaises — foutre froid d’infortunées mornes nuits mortes et plus à venir…

4. et tas d’inachevé…

 … répertoire des instants lieux et façons de propagation des flux et remous de substances invisibles, tapis en recoins d’univers aux apparences étranges et familières (souvent équipés par fallacieuse évidence de démarcations matérialisées, fixes ou portables : verre — parpaings — briques — bois — béton — frontières – écrans d’objets numériques et numériseurs – documents plastifiés — véhicules à moteur terrestres marins aériens vers de tunnel — yeux montés sur lentilles urbaines) ou biologico-psycho-symboliques (tout ce qui ordonne classe range divise et fait rotationner l’engrenage hors du chaos d’humains à moudre: âge, sexe, appartenance tribale des ceux-d’ici opposés à, typologie d’ancêtres et fréquentations, phrénologie, baquets de Mesmer, psychotropismes, banquets d’énonciations selon la langue bienparlée à savoir choses nommées pour le plaisir additionnel de l’apparat qu’elles signalent,  la puissance qu’elles manifestent en petites oriflammes délicieuses ou jouissance simple du bruit de la langue (le muscle) claquée contre le palais en faisant des petits ttttt de condescendance voire de mépris carrément franc du collier sous rire narquois ; parfois c’est institutionnalisé dans les grandes baraques, d’un côté ceux qui errent en mal d’esprit de santé et de solidité, de l’autre ceux du banal quotidien apparent, chacun de son côté pour tenir l’entre-deux, comme les deux petits éléphants d’ébène sur une étagère d’enfance, lourds serre-livre arc-boutés du front de chaque côté des reliures, empilées de mots à effeuiller le monde, mais pour de vrai je dis on sait jamais je dis c’est comme une brûlure — comme le tison de rire d’entre deux visages, deux reflets pareils plongés dans les yeux du je te tiens tu me tiens, substances invisibles en irruptions non maîtrisées : un hoquet acide de la langue barbare, une déraison de pensées qui surviennent puis lâchent aussitôt le bonhomme pantin, vagues indiscernables d’humains qui passent trébuchent et se superposent boueux confondus d’âge en âge, changent de corps de visage font mirage lanterne magique passent de main en main, s’affranchissent des nomenclatures de chimies arachnoïdes du cerveau, des neurones des affects des ondes miroir à efflorescences cartographiées, des frontières imaginaires ; le cerceau du crâne impuissant à encager les âmes qui volent en dedans comme des papillons ou des chauve-souris — effluves murmures chocs larmes rires étreintes nuque et seins citadelles un jour nouveau s’élève sans réserve et c’est par-dessus les toits légers, filez plein ciel flottez volez multipliez comme des bonhommes Folon en fentes ailes immobiles…

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