# Photofictions #02 | De temps en temps

Ici le proche des yeux n’est pas le proche des pieds. Pas de grandes étendues par où perdre la vue, pas d’horizon courbé. Ici, la peau de la terre est faite de pierres, de forêts, de montagnes. Ici le proche des yeux est bien loin pour les pieds tandis que le proche des pieds restera bien souvent, invisible pour les yeux. Vue depuis la maison, la montagne au sud s’appelle le Mont Mirantin. C’est elle qui est l’autre versant de la vallée. Par sa couleur, ses lumières et ses ombres, elle donne aussi l’heure, la saison et la météo. Penser à se caler sur la rambarde du balcon pour faire des images nettes, surtout si l’éclairage est subtil. Ce matin il a neigé, environ au-dessus de 2000m. Blanc sur le Mirantin, pas sur la Roche Pourrie. Points blancs sur les étendues roussies des herbes d’altitude déjà grillées par le gel quelques jours auparavant. Rouge, blanc, vert des arbres en dessous, bleu du ciel, le gris des roches du sommet, une belle composition. En ce moment la lumière vient de derrière, il fait beau, ciel d’un bleu froid avec à peine quelques cumulus décoratifs, comme dit la météo. Ce soir ce sera mieux, la lumière donnera du relief, de la douceur, de l’éclat aux couleurs. Il faut juste espérer que la neige ne va pas fondre trop vite. Patience et Espérance, déesses de la photographie.

Fermer la porte du balcon, ouvrir la fenêtre qui donne sur l’est, sur le fond de la vallée. Obligatoirement zoomer pour éviter le débord du toit et autant que possible, le fil électrique. Satané fil électrique. Suivant les besoins, si juste illustration destinée aux réseaux et pas beaucoup de temps, le laisser, tant pis. Sinon, l’enlever patiemment, par petites touches, une fois le fichier chargé dans le logiciel de développement. Souvenir des odeurs d’acide et des lampes rouges d’avant. On retouchait déjà avec des bouts de cartons et de savants calculs de durée d’exposition. Photoshop n’a rien inventé, les tireurs d’avant avaient aussi leurs petits secrets de rendu, avec juste d’autres noms et d’autres protocoles. Par contre, la méthode moderne n’utilise plus d’eau. Ça, c’est mieux, ça laisse l’eau pour le reste. Par cette fenêtre-là, c’est une sorte d’aquarelle, un lavis, une histoire d’eau, de dilution dans le lointain c’est la pâleur qui dit l’éloignement, la fatigue d’y aller si on veut voir en vrai. Les plans se succèdent jusqu’au fond de la vallée, disant la profondeur, le lointain vraiment loin même si encore accessible à notre œil. D’abord il y a les arbres, les détails de leurs feuilles, contours encore bien nets, déjà plus de nervures, mais on les devine presque. Puis le village en bas, les maisons toutes petites, on distingue les formes c’est comme ça que l’on sait, l’école et chez Mireille en-dessous de chez Jean, le toit de la mairie et bien sur le noyer à côté du cimetière. Plus loin, ce sont les formes, les silhouettes qui disent le prénom des montagnes ou parfois un surnom. Le replat de l’antenne, qui cache tout Villard et au loin celle qui trône dans le prolongement, Outray prend toute la place ne laissant de chaque côté d’elle, que de minces défilés. Plus loin, c’est bien trop loin, livide et sans détail, des montagnes soit, mais qu’on connait si peu que parfois on va même jusqu’à omettre leur nom.

Au nord c’est la forêt, l’arrière de la maison, le royaume du tout près. C’est par là qu’on ira chercher des champignons et voir si tout va bien dans l’ancienne étable, savoir qui est passé par là, qui a laissé une trace de pas ou bien une trace de patte. Là on est dans le proche, le détail, la macro. Prévoir un jour bien clair et peut-être un trépied. Prévoir aussi du temps derrière l’écran pour les photos de l’ancienne étable, il faudra redresser les murs arrondis par l’objectif et penchés par la perspective. Comme tous les bâtiments par ici, celui-ci est construit dans la pente. On entre dans l’étable si on entre par le bas, si on entre par le haut, c’est directement le grenier où attendait le foin. Soubassement en pierres, de ces cailloux du coin que l’eau effeuillera si on lui laisse le temps. Une fenêtre sans vitre avec barreaux de bois et la porte en grosses planches avec en bas, comme il se doit, le trou rond pour le chat. Pas de serrure, un clou tordu fera l’affaire pour arrêter le vent. Sombre dedans, un peu plus clair dehors, de quoi donner envie de connaitre ceux qui prenaient le temps de graver des visages sur les portes des granges. 

Pour finir la balade et revenir au balcon, emprunter le chemin qui descends de l’ouest. De chaque côté, des herbes qui cachent et qui abritent tout un tas de bestioles, et de bêtes. Patience et attention pour ceux qui veulent les voir. Oublier les heures chaudes, la lumière est trop dure et les bêtes bien trop vives. Prendre garde au soleil, ne pas leur faire de l’ombre. Et pour les jours de vent, choisir un autre thème. Juste deux petites herbes, des petites tiges qui partent dans toutes les directions pour occuper l’espace mais sans le surcharger. Elles prennent la lumière, claires sur le fond sombre des arbres qui forment écran. Blanc sur noir, comme une histoire toute simple écrite en négatif.

Histoire. On se met à penser, à laisser tourner les idées, à mélanger ce qui se trouve derrière la tête et ce qui est devant les yeux. Alors on regarde vers le haut, le ciel. Avec un peu de chance, il ne sera pas bleu, uniformément bleu et enfanteur d’ennui. Il y aura des nuages. Là il faudra soigner la gestion de la lumière pour bien faire ressortir les formes et les textures, pour leur donner ces contours dessinés par leurs ombres qui convoquent les souvenirs, les images, les pensées pour qu’on puisse y voir des objets, des visages, des cartes, des chimères, des animaux ou des monstres. Se raconter des histoires. Rêvasser. Rêver ? La mer à la montagne, la mer et la montagne. Juste retourner l’image, ne garder que le haut, pour n’y voir que de l’eau, se bercer de roulis et entendre les vagues

Une proposition qui rejoint presque trop mes petits textes au presque quotidien qui partent de la météo pour bifurquer bien vite. Pourquoi ? Parce que besoin d’entraîner l’écriture comme on s’entraîne à courir, alors choisir le proche ? ce qu’on a sous la main ? sous les pieds ? devant les yeux ? Pour l’épuiser ? pour voir ce qu’on peut en tirer une fois que c’est essoré, gratté jusqu’à l’os ? voire tirer sur le fil jusqu’au bout de la pelote ? 
Alors là # 02, juste une proposition sur ce qu’on fait si souvent, mais en y pensant plus et surtout autrement, nouvelles questions nouveaux pourquois, nouveaux comments. Et heureusement, toujours pas de réponses, sinon, pourquoi continuer à chercher ce qu’on aurait trouvé ? 
Pour les curieux de mon proche en vrac, c’est ici : https://www.les-enlivreurs.fr/category/blog/de-temps-en-temps/

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

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