#photofictions # 06 | vignettes

La nuit, cinq-heure-trente ce matin dans le TER de la J. Les quatre d’une vingtaine d’années sur les banquettes, leurs parkas pneumatiques. Les tresses montées en décor ; jambes dévêtues, sombres, mates, longues; celle qui pose ses baskets sur la banquette et qui s’étire, le nez retroussé et le menton prognathe: l’iris pupille invective. Le temps d’échanger un regard elles ne seront plus là. Leurs visages dans le tunnel. Qui s’effacent. Cette image d’elles.  

« C’est interdit même de la rue, c’est une propriété privée, vous savez pas? » Les ballons d’anniversaire sur la façade de la rue de l’Ermitage (quelques numéros après la maison Modiano qui n’existe que dans un roman). Une simple fenêtre et des ballons. La femme surgit, elle veut m’arracher l’œil du viseur : Ce sont vos ballons, j’ai dit. C’est joli ces ballons, j’ai dit, comme quand elle était petite ma fille… il y avait des enfants partout et des guirlandes de couleur… un jour j’ai oublié les ballons (c’est triste sans ballons, non?)… Je voulais juste photographier vos ballons d’anniversaire comme un souvenir, vos ballons, j’ai dit… c’est joli.

Vers la forêt, en passant par l’église. C’est avant le cimetière, il y a le portrait de Marilyn, très grand accroché à la baie de la résidence pour personnes âgées — elle ne s’appelle même pas « Marilyn » la résidence. Un bâtiment moderne tout en longueur avec des grilles. Marilyn sourit. » Regardez par ici », elle semble dire. « Entrez. N’ayez pas peur ». Derrière le sourire il y a une tablée de vieillards: soupe, Kiri, entremet, Madeleine. Je suis trop loin. Avec le 50 mm ça ne donnera rien. Je reviendrai. Elle sera là en bannière, Marilyn: devant elles et devant eux. Les mêmes moins quelques-une ou quelques uns. Pour cette image sans photo.

Je ne photographie pas le détail de la main accrochée au fils qu’elle tisse. Ni l’œil oblique, ni ce mouvement du drapé. Je ne prends pas les chairs diluées dans la lumière du tableau, ni le corps raidi du fils, ni le ventre putréfié de la mère. Les femmes du harem sont sur catalogue avec mademoiselle Rivière, et sa tête de brebis pèse aux épaules. Je ne la photographie pas les pieds menus joints en souliers blancs et le nœud rose qui la grandit sur le fond gris ocre, elle me regarde simplement du bout du couloir. La Solana.

Le quai du métro. La ligne 4. Les sièges coque. Je photographie leur couleur. Sa violence quand il remonte le quai jusqu’à moi. Il va m’arracher l’appareil. Il veut voir ce que je lui ai volé: mon visage, il crie, c’est mon visage que tu as volé. Il n’y a pas d’image de lui. Il y a le cri suspendu. C’est tout.

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

11 commentaires à propos de “#photofictions # 06 | vignettes”

  1. Des non-photos étonnamment concrètes et quelques résurgences de la belle soirée avec Anne Savelli. Ton univers est une belle invitation. Merci Nathalie.

  2. Je suis toujours étonné par ces réactions violentes qu’on les gens qui pensent être dépossédé de quelques choses, quand on les prend en photo, sans leur demander l’autorisation. La loi le permet, il y a un décalage. Merci de partager ces clichés et ce beau texte.

  3. Bonjour Nathalie
    Merci pour ces photos non prises qui se révèlent avec tes mots dans toute leur vie et dans toute leur force.

  4. Après un p’tit tour chez Fil, je viens par ici, lire tes textes pour m’éclairer sur cette proposition, merci j’y vois plus clair. Comme je reconnais bien et j’aime ta décontraction et ta gentillesse à répondre, oui c’est joli

  5. souvent je me cache c’est pour ça aussi – parce que souvent les gens sont tellement cons – il y a aussi le fait de croire qu’on leur vole quelque chose – il n’y a rien à voler pourtant, ça ne leur appartient pas – enfin, ce sont peut-être la cinquième image, ces vignettes, qu’on voyait au « mal (mais vite) »

  6. Oh merci Nathalie Holt.
    Comme Cécile Bouillot, grâce à vous j’y vois plus clair à présent.
    Merci, merci Nathalie. Vais me faire voleur à mon tour.

  7. Nathalie, je me permets de copier coller le commentaire laissé à Laurent.J’espère que tu ne m’en voudras pas.
    La photo dépossession, vol, appropriation chez toi et puis chez Nathalie. La réaction parait primitive mais pourtant on la fait bien pour ça, la photo : transformer l’autre en ce que je veux le faire devenir, rectangle de papier, fond d’écran, texte de l’atelier d’écriture, …Merci pour cette réflexion.
    Bonne journée.

    • Merci des retours Laurent et Bernard. Cette réaction avec violence verbale (voire plus) je l’ai rencontrée au moins trois fois. Est-ce que c’était plus simple quand les moyens d’enregistrer des images étaient plus rares? La peur de voir son image étalée dans les réseaux sociaux joue-t-elle un rôle? je rêve de faire certaines images et je me l’interdis souvent. Je me contente des visages hors champ… dos,détails… ou je photographie sans appareil. Avant il m’arrivait de croquer des inconnus dans les transports…

  8. Jean-Luc, Laurent, Fil, Piero, Françoise, Ugo, Cécile, Bernard, Merci de vos passages.

  9. En voilà encore quelques-unes de « tes photos » et on est ravis. La Marilyn m’a subjuguée. J’en veux encore. Merci, Nathalie. Ce qu’ils croient qu’on leur arrache…