#photofictions #02 | Turricule globulaire

Figure 3 – Bibliothèque musicale – photoperso 20220914_101800bis
  • Une photo graphique dans le cadre de « l’extrême proche ». Si je prends l’expression au pied de la lettre, dans le cadre de l’écriture, cela me renvoie directement au texte précédent. L’extrême proche consisterait à reprendre un élément, un point de détail — de la même façon que Barthes voyait dans un tableau de Nicolas de Staël quelques centimètres carrés agrandis de la peinture de Cézanne —, du texte. De l’image aussi. Mais quoi ?
  • Comptant avec le réel, le lieu d’où j’écris, je devrais me rendre dans les toilettes. Lieu impropre à l’écriture, mais pas à la lecture : j’y ai entreposé ma petite collection d’Inrocks et de Magic d’il y a vingt à vingt-cinq ans. Qu’est-ce qu’on écoutait alors ? Qu’est-ce qu’on lisait ?
  • L’extrême proche : le fait que toute phrase intervenant dans cette recherche devrait être notée instantanément, saisie au vol, constituant un peu plus le texte participant de la recherche. (De sa recherche même ?) — Quel serait le mot analogue à photographie si on renversait les radicaux : graphophoton, et avec l’effacement de la syllabe redoublée, graphoton, ou graphote ? Ce n’est pas très heureux comme mot, mais on aura saisi le principe : on en part plus de la lumière vers l’écriture, mais on va en sens inverse.
  • Je sortirais donc du bureau, première à droite, j’ouvrirais la porte, et voilà, le cliché.
  • Oui, mais à quelle hauteur ? celle de l’œil, l’appareil faisant sa mise au point sur la rangée des magazines et la fenêtre ? ou plus bas, à hauteur de la ceinture, puisque tout ce qui concerne les toilettes part de ce niveau-là (et encore, la cuvette se situe en dessous — avec ce drôle de regard de poussoirs mi-étonné, mi-perplexe) ?
  • Une chose est sûre, au moment d’appuyer sur le bouton (virtuel, je photographie avec le téléphone), je vais certainement bloquer ma respiration pour mieux cadrer. — Cadrer : que les lignes verticales, horizontales, soient parallèles à celle du cadre photographique, autant que possible ; sinon, jouer avec le recoupement des lignes en faisant attention à l’équilibre (ou l’instabilité) des plans. Rien de plus classique en somme, ce besoin de lignes. (Mais combien de photos où c’est impossible ?)
  • Et la fenêtre, ouverte ou fermée ? Tout dépend qui, ou ce qui s’, est passé. Et la lumière, du jour, ou de la nuit quand on allume et qu’on est aveuglé ? Je dirais quand même, quoi qu’il arrive, de jour ouverte. Parce que cela apportera un peu plus de lumière naturelle, et toujours un peu d’air venu de l’ouest. Peut-être même des chants d’oiseaux ou celui des grillons dans le terrain en friche, à la tombée du soir. Et alors une peu de lumière orangée ?
  • Non, pas de selfie !
  • Il y a aussi, par la fenêtre, dans les hautes herbes comme dans la pelouse, et là tout près en fait, de l’autre côté du mur où j’écris, ce que font les vers de terre. Comment se nomment ces petits monticules de terre qu’ils rejettent, souvent en tortillons, déjà ? — Pourquoi je pense à ça ? Parce que l’analogie avec ce qui peut (se) passer dans les toilettes semble évidente. Plus qu’avec les fientes d’oiseaux, en taches de peinture. Mais surtout, j’ai déjà écrit quelque chose là-dessus et pris une photo. Il faut que je retrouve le texte et l’image.
  • (Et puis les vers, là de l’autre côté, c’est une forme de l’extrême proche, non ?)
  • Graphotisme, c’est mieux ? Surtout quand on sait que le photisme désigne, selon le Grand Robert, une « sensation visuelle de couleur provoquée par une perception auditive, olfactive, gustative ou tactile ». Du haut niveau ! Tout près des Correspondances de Baudelaire et des sensilles de papillons.
  • Pour une nouvelle photo de la chose, je risque d’attendre encore un peu vu le temps. La terre est dure, l’herbe sèche, et encore 37° C aujourd’hui, 12 septembre 2022 : ils ne sont pas près de sortir les lombrics.
  • Le texte est en ligne dans le vaisseau fantôme qu’est devenu le blog. Je n’ai qu’à cliquer sur le lien en favori du navigateur, ouvrir la catégorie Artfèvre — le texte ayant été écrit dans ce cadre où 28 thèmes, « un par jour du mois, sont tirés au sort à partir des participants, qui doivent tous créer une production artistique par jour suivant ces thèmes » ; j’ai oublié le thème —, descendre dans la page à Ver et crossover, daté du 2 mars 2021 (j’avais dû prendre du retard), et voilà : deux blocs-paragraphes pour une photoperso, prise dans mon jardin, de turricule.
  • Alain Cavalier filme bien des mégots dans une pissotière, avec la pastille bleue, je peux bien photographier une hutte de ver de terre au milieu de l’herbe toute verte ! Encore faudrait-il qu’il pleuve et que l’herbe repousse. Disons… au printemps.
  • Dans une perspective photographique, l’extrême proche pourrait correspondre aux derniers clichés de l’appareil. Soit la terrasse en ciment à Langon, par le trou dans la haie de thuyas, la table de jardin, les deux chaises en bois, la nappe à grosses fleurs qui traine, l’herbe haute, verte, une haie d’arbres, le ciel blanc, et le cache-pot orange qui flashe. Et, derrière, l’allée de la maison qui remonte, le coin de la maison, le petit escalier en béton et la porte de ma chambre ouverte, noire, une rambarde blanche en travers, au pied du mur des fleurs rouges.
  • Turricule sur Wikimonde : « En allongeant son corps, sauf la queue restée accrochée au terrier, le lombric commun opère un mouvement péristaltique pour glisser à la recherche d’une prise alimentaire. La traction des débris végétaux, jusqu’à l’orifice de la galerie, entraîne l’accumulation de ces débris à l’entrée. Bloqués et plantés plus ou moins à la verticale à l’orifice, ils forment une petite “hutte” appelée cabane ou resserre. »
  • Dans sa première partie, mon texte en ligne raconte l’histoire d’un géodrilologue, spécialiste des vers de terre, récupérant dans son jardin des turricules globulaires pour essayer ensuite de les dénouer, de les déplier délicatement, patiemment, le plus droit possible, à l’aide d’une truelle archéologique pointue, type langue de chat, d’un grattoir très fin, d’un pinceau, d’un scalpel. Les turricules ne doivent pas être trop frais, ni trop secs. Et bien sûr le géodrilologue ne parvient que rarement à ses fins. Mais fort d’en avoir recueilli des milliers durant toute sa carrière, et les avancées de la technologie aidant, après les avoir photographiés à même le sol avant de les récupérer, il scanne désormais chaque turricule, même les plus anciens — ce n’est pas dans le texte, mais ça aurait pu —, afin d’obtenir une image numérique en 3D de la structure terreuse qu’il peut ensuite déployer, et assembler avec les autres, un peu comme un brin dans une molécule géante. L’idée consiste à représenter, d’une seule ligne, la quantité de terre et de déchets organiques ingérés et rejetés, ainsi que la distance parcourue à travers le sol, durant tout le temps que peut vivre un ver, l’étendue totale de la drilosphère. Mais bien sûr, les brins ne sont jamais droits. Tout en creux et en bosses, même déployés, car un tortillon reste ici plus ou moins large, plus ou moins rétréci là, tout le problème consiste à articuler les brins ensemble. Notre géodrilologue y parvient grâce à un logiciel de modélisation spécifique, emprunté aux archéologues qui cherchent à reconstruire les colonnes détruites des temples antiques.
  • Je n’ai pas d’autre souvenir de ver littéraire que celui de Primo Levi dans Dernier Noël de guerre, où un journaliste interviewe un ver solitaire. Et moi, je deviendrais une sorte de photographe animalier ?
  • (Avant, la série des bavoirs.)
  • Le dossier dans lequel l’image se trouve est un bazar sans nom. Le dossier mère du blog contient, pour les textes, tous les dossiers correspondants aux catégories du site. Mais les images, elles, ont été regroupées toutes ensemble dans un seul dossier. Tout est mélangé, il y en a pour tous les goûts. Des jeux de lumière avec les sémaphores dans les photos quasi abstraites de Lucas Zimmerman, au montant de la baie vitrée forcée, détériorée, d’une photoperso non moins abstraite au fond, en passant par une coccinelle qui courait le long d’une tige de coquelicot, illustration de la couverture du livre La Petite dernière (mais là, j’aurais dû filmer). — Je peux toujours la récupérer dans le blog.
  • Pas si simple. Le matériel me manque. La première fois, il a fallu rapprocher mon téléphone très près de la petite hutte de terre pour obtenir une image correcte. Mais la macrophotographie ça ne s’improvise pas. S’équiper aussi demande du temps et du travail. Et ce ne sont pas les réalisateurs de Microcosmos qui me contrediront : « Le macrocinéaste est un “myope volontaire” qui parcourt des pays entiers dans une simple touffe d’herbe. C’est un rêveur… qui doit se gorger de technique pour donner vie à ses rêves. Et le principal obstacle technique rencontré est la profondeur de champ. »
  • Heureusement, avec seulement 172 images dans le dossier et une vidéo (je ne compte pas le diaporama de Caméra nue), l’image se retrouve assez facilement. J’ai même découvert qu’il y a deux photopersos de turricule. Je ne me souviens pas avoir aperçu la seconde dans le blog. Et pourtant elle me semble meilleure, avec sa vue du ciel, quand l’autre n’est ni de face, ni plongeante (en fait si, mais je voulais de face sans y parvenir). À croire qu’elle attendait le texte pour apparaître enfin.
  • « Turricule ? Qu’est-ce que c’est encore ce truc ?
    • Les turricules sont ces monticules de terre constitués par l’accumulation de tortillons de terre rejetés par les vers. Mais non ! Ce n’est pas sale, bien au contraire, ces turricules, bien que composés des déjections de vers de terre, sont très riches en sels minéraux et témoignent d’un sol fertile. Chaque turricule correspond à l’entrée d’une des nombreuses galeries creusées par les vers de terre, une ouverture vers leur monde souterrain. Et bien le turricule de l’S-prit du Ver de Terre constituera en quelques sortes lui aussi une ouverture vers notre monde. Vous y retrouverez entre autres des galeries photos, des liens, des logiciels… » (L’S-prit du Ver de Terre)
  • Si c’est un animal : est-ce ce qui animait Primo Levi à la fin de sa vie ? En tout cas, son ver nous prévenait : « Si vous voulez mon conseil, surveillez bien vos tubes en verre. Personnellement, j’ai bon caractère, mais je ne peux pas répondre des collègues dont vous avez modifié les données. C’est à vous de répondre d’elles ; attention, donc. Si une épidémie devait éclater, vous en feriez les frais, mais nous aussi, qui vivons en paix dans vos précieuses entrailles. Nul doute qu’à la longue nous nous adapterions et réussirions à survivre dans l’intestin d’une blatte ou d’une huître. Mais cela nous coûterait du temps, des efforts et un grand nombre de défunts. »
  • L’extrême proche, c’est aussi quand tu sors ce soir dans le jardin, que la nuit est claire, la lune un peu voilée, il y a du vent pour un peu de fraîcheur, et, au loin, tu devines une masse nuageuse, élevée, arrondie, qui s’éclaire de l’intérieur par intermittences, et la forme apparaît, la masse encore plus massive dans ses nuances de lumière jaune, de reflets orange, ses marbrures, avec dedans le gros vaisseau de Rencontre du troisième type. Et alors peut-être que, là-bas, où la pluie tombe dru, où la terre commence à gonfler comme une éponge, les vers remontent doucement à la surface et forment, ici ou là, un rare turricule globulaire :
Là dans un tapis d’herbes,
structure en terre entortillée,
l'édifice d'un ver.
  • La seconde partie de mon texte imagine ainsi l’exposition pseudodocumentaire, pseudoartistique, réalisée grâce au travail du géodrilologue sur les turricules : L’assemblage final sera exposé au pied d’un mur sur le sol d’un grand entrepôt désaffecté, comme une véritable sculpture, ainsi que, tout le long sur le mur, les photos de chaque turricule, de chaque tortillon d’origine trouvé dans le jardin, un cartel indiquant l’heure de la découverte et les données atmosphériques de luminosité, de température, d’humidité et de vent, auxquelles sont sensibles les vers de terre. Des photos qui seront aussi proportionnellement agrandies ou réduites selon la fluctuation de l’épaisseur du turricule géant. Au pied du mur opposé seront déposés les turricules qui n’ont pas été utilisés : d’abord, dans l’ordre numérique où ils ont été ramassés et dépliés, ceux qui n’ont pas été choisis pour la structure finale, avec la photo du tortillon d’origine ; ensuite, ceux qui n’ont pas pu être dépliés et qui ont pu être dégradés lors de la tentative de dépliage, avec les images virtuelles des turricules tels qu’ils auraient pu apparaître s’ils avaient été dépliés. Le spectateur en visite traversera l’entrepôt selon un chemin qui suit, grosso modo, la ligne sinueuse du turricule géant. Il n’y aura pas d’éclairage. Dans l’entrepôt sombre, muni de quelques lucarnes seulement au sommet des murs, à cinq mètres environ du sol, seule la faible lumière du jour guidera le spectateur. C’est cette traversée qui intéresse le géodrilologue. L’exposition s’intitulera CROSSOVER.
  • (Si c’est un animal, je ne sais pas. Si c’est la vie, oui. Plutôt.)
  • Je ne comprends pas vraiment ce que je voulais dire avec ces photos dont la taille varie en fonction de l’épaisseur des brins de turricules dépliés. Du moins, en prenant par exemple un tronc d’arbre ou une branche, il m’est impossible de visualiser l’image obtenue, sinon comme un voile qui faseye. S’agit-il d’un manque de cohérence logique de ma part, ou l’écriture s’est-elle avancée seule vers un terrain — souterrain ? à la mesure du milieu des vers ? — qui ne peut que m’échapper ?
  • (Il y a aussi, dans mon histoire, ce décalage entre le présent, de narration, dans la première partie, et dans la seconde partie le futur, de l’exposition.)
  • Avec tout ça, chaque fois que je vais aux toilettes j’ouvre un vieux magazine musical. Un des Magic, parce qu’ils sont plus faciles à attraper et à ranger. Je relis surtout les chroniques d’albums. Et je redécouvre, dans le numéro de juin 2002, que les vieux Pere Ubu (déjà plus de vingt ans de carrière à l’époque) sortaient un nouveau disque doté « d’une tendance qui a toujours penché vers l’avant-garde (la danse moderne est donc loin d’être morte) autant que (et là, c’est toujours plus rare) d’une vraie folie, parvenant à être contenue, mais surtout pas réfrénée ».
Figure 4 – Turricule globulaire – photoperso 20210223_093852

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

6 commentaires à propos de “#photofictions #02 | Turricule globulaire”

  1. Bonsoir Will
    Des toilettes aux vers de terre en finissant par un passage chez Pere Ubu…
    Quel texte étonnant !
    Merci pour ce voyage poétique-scientifique.

    • Disons que c’est un peu une façon de répondre à la question primordiale de savoir : « Comment passer dans l’extrême proche de la réalité crue à l’abstraction et revenir presque par hasard sur de la figuration autre ? » (Et si la réponse correspond bien à la question, je ne l’ai pas fait exprès.) — Merci

  2. oh ! ai commencé en me disant « zut j’ai pas compris ce qu’il aurait fallu » et bien bien entendu j’ai oublié, un sourire est venu qui s’est élargi, n’a pas disparu, ai écarquillé yeux, ai savouré

    • Moi aussi, Brigitte, quand je commence je crois bien que je n’écris pas ce qu’il aurait fallu : c’est toujours un peu de côté, du coup tant pis, je ne rattrape pas, j’écris comme ça, avec un manque, en crabe ? (j’avance, j’arrête, je reprends, stop, je repars, ou je reviens, etc.). — Merci

  3. Complètement délirant… On ne m’ôtera pas de l’idée que le mouvement premier qui a donné naissance à ce texte, s’exprimerait en des termes assez simples « turricule c’est quand même un mot rigolo ». Notons que cela ressemble assez à terricule. Et que l’on pourrait imaginer des petits terrils, avec des petits mineurs dans un petit bassin minier, une petite déprise industrielle avec des petits photomatons de petits mineurs… l’infiniment proche. Tout pitit pitit. Lecture intéressante quoiqu’il en soit, vaguement psychédélique.

    • Je l’ai tellement pris au sérieux, le turricule, que je ne me suis pas aperçu qu’il était rigolo le mot, et qu’il ouvrait une belle petite perspective de fiction comme tu le fais. D’ailleurs, je verrais bien les mineurs dans la drilosphère, en train de chevaucher les lombrics, comme dans Dune. — Merci