#photofictions #03 | Traversée

Mon rêve de photographe c’est de capturer l’animal sauvage qui déboulerait subitement devant moi, cerf, isard ou renard. Sur le fond vert en pointillé de la forêt, il viendrait trouer l’image de sa clarté flamboyante. Il inscrirait la trace floue de son pelage vaporeux. La marche en forêt n’est pas une performance de touriste en quête de pittoresque, elle n’est pas une routine hygiéniste de citadin, elle est tout entière dévouée à la contemplation. Je tends l’oreille au bruit des feuilles froissées au loin, j’écoute le cri d’un geai en haut de la canopée, je guette l’écureuil au travers des sapins. Je m’arrête, j’attends. Tout autour de nous, des dizaines de choses bougent tapies dans l’ombre, elles nous regardent passer. On accède difficilement aux choses cachées. Eux m’attendent au milieu du chemin, ils s’offrent à mon regard. Je profite de l’instant miraculeux où ils sont là. Mais ils ne le savent pas.

Je suis patiente, je me plante au milieu du chemin, j’attends. Je murmure aux bêtes qu’elles n’ont rien à craindre, vraiment. Si elles savaient. J’ai pris un sac, je transporte des boîtes vides pour les champignons, les fraises des bois, les mûres et tout ce qui se ramasse comme plumes, os de brebis, cailloux, loupes d’arbre. Je pense à l’ours. Pourquoi pas l’ours ?

J’ai trouvé un bâton assez long et régulier, assez fin et souple pour construire un arc. Avec ce qu’il faut d’attention et de travail, si je peux me servir du petit couteau de poche, je taillerai des flèches. On s’arrête au milieu du chemin et on attend. On attend quoi, on ne sait pas. Les adultes ont toujours mille bonnes raisons d’interrompre la marche, de se planter là et de nous obliger à nous taire.

Je préfère m’asseoir, j’ai mal au pied, j’aimerais enlever mes chaussures. On ne me laissera pas le faire. On ne peut jamais prévoir jusqu’où mènent ces chemins, vers quoi on s’embarque. Je ne sais pas ce qu’on attend. On ne voit jamais rien d’autre que des bousiers et des limaces. Si seulement le loup…

La route interrompt le paysage et s’étire au loin. Le temps est suspendu. J’inscris la trace de cette présence et, à cet instant précis, la trace d’une révélation. J’oublie les absents et je fixe dans le paysage éternel de la chambre noire ceux qui le traversent. Pour toi ce moment-là. Et c’est pour moi ma vie avec eux.

A propos de Olivia Scélo

Enseignante. Bordeaux. À la recherche d'une gymnastique régulière d'écriture.

Un commentaire à propos de “#photofictions #03 | Traversée”

  1. Grande sensibilté dans ce texte qui dit l’imaginaire derrière le réel, la part d’enfance derrière l’adulte, l’immensité du paysage comme un mystère. J’aime beaucoup votre écriture.