Pont

Depuis le pont de la rue qui monte et qui descend on a aperçu un vélo. Des enfants, un jour, ont décelé des canards. Un autre jour, une canette de soda rouillait là. La rivière coule si mollement qu’elle paraît stagner. La rue qui monte et descend sur le pont stagne elle aussi à cet endroit. Une fois le pont passé, on jouera de la danseuse sur son vélo en direction du col, ou on filera comme le vent en direction du feu dans la vallée. Le feu est souvent rouge. Il y a quelques années ils ont mis des plots sur le pont. Les voitures qui montent ont la priorité. Ce pont jadis s’appelait Pont vert. C’est indiqué sur une plaque que seuls les piétons peuvent connaître. On venait, au 19° siècle, laver son linge ici. On venait aussi tanner les peaux. Ça aussi c’est expliqué sur des panneaux. Le vélo rouillé a été enlevé. Les canards ont mangé la canette. Ils ont élagué, ça a fini par repousser. Les rambardes de métal vert dessinent des arabesques arabes et au milieu du pont, de chaque côté, un lampadaire londonien donne de l’importance à l’ensemble, coulé dans un parallélépipède de béton contre lesquelles reposent aussi les rambardes de métal vert, qui finissent d’ailleurs par tirer sur le noir avec la négligence. Je lustrerais tout ça. J’augmenterais le débit de l’eau. Je supprimerais les véhicules motorisés. Je ressusciterais les tanneurs, les lavandières, les algériens noyés dans la Seine et les Steve dans la Loire. Il y a quelques années, il était possible de faire du canoë sur cette rivière. On passait sous ce pont. Devant la mollesse du cours d’eau et la laideur du paysage ils ont arrêté. Pourquoi chercher à faire d’un pli sec patrimoine ? Ou bien il fallait appeler cette expérience « Voyage au pays des canettes et des vélos abandonnés » : pas très vendeur mais plus sincère. On n’ignore plus le goût pour l’authentique, les labels d’origine, l’économie locale, tout ça. Le vent en poupe. Ils l’ignoraient peut-être. Je suis repassé en poussette. Maintenant j’ai quatre ans. Mon père dit : « Ne lâche pas ton doudou ». Qu’un doudou tombe et la nuit sera blanche. L’eau est si sale. J’entends encore mes pleurs. Comment grandir avec perte ?

Je voudrais tellement que cette rue fût belle. Que ce pont charmât. Que l’eau coulât et que des libellules, des oies, des martins-pêcheurs.

Certes il arrive qu’au niveau de la sorte d’écluse il y ait comme un jet. Le bruit alors est doux. La pression redescend. Des ginguettes. Lampions. Falaises où poussent des touffus. Mais c’est que dans la tête. Quand je serai bien vieux, bien vieille, je serai en fauteuil et un actif avec contrat service à la personne (les nouveaux CSP qu’ils auront inventés depuis tant de semestres) me poussera et passera sur le pont, et l’actif soufflera, d’aise dans le sens descendant, de découragement en direction du col. Je serai peut-être une mémoire locale. Des gens intéressés par le patrimoine, les ponts, les vélos me poseront des questions. Mais j’entendrai désormais si mal qu’ils devront toujours répéter leur question. Ils n’arriveront pas à se faire comprendre. Ça au moins je le comprendrai. Que le pont est tombé et que suis en bas, en direction des feux. Tout brûle, il n’y a plus d’eau. Les canards chient des canettes. Les martins-pêcheurs sont dans les imagiers, plus que dans les imagiers et plus personne ne lit. Sur le pont ils ont été mettre une boîte à lire. Après le canoë ils essaient autre chose. C’est bien, l’espoir c’est important.

A propos de Mateo London

J'aime lire, marcher, me promener à vélo. J'aime raconter des histoires. J'aime les contes orientaux. J'aime la philosophie. J'aime un peu la poésie sonore. J'aime travailler. J'aime apprendre. Il y a aussi plein de choses que je n'aime pas. http://mateolondon.wixsite.com/mateolondon