Suis

Ai été conçue dans l’amour la jeunesse le désir de liberté. Inattendue mais désirée. J’ai été la catastrophe pour les uns, la planche de salut pour les autres. J’ai précipité l’histoire familiale, accéléré le temps, battu en brèche les conventions : j’ai déclenché les colères des grands-mères, j’ai marié mes parents, ni une ni deux et plus vite que ça, je les ai installés dans un HLM orange. Tout ça pas née encore. Tout ça juste en arrondissant le ventre de ma mère.

Je n’ai pas tenu les promesses de ma naissance.

Suis née. Suis née au seuil de l’hiver. Suis née un lendemain de solstice. Serais bien restée. Mais suis sortie, non sans mal. J’étais bien. J’avais tout compris. Ai toujours aimé les bulles, les petits espaces. Ai hibernée des nuits et des nuits. Dormi. Mangé. Dormi. Souri. Dormi. Attendu qu’on vienne me chercher. Sans crier. Sans faire de bruit. Être là. Attendre. Sourire. Ne pas déranger. Être une enfant sage. Être une enfant qu’on n’entend pas.

J’ai grandi. Bu mangé dormi aimé pleuré ri. Tout ça beaucoup. J’ai grandi. J’ai grandi dans une bulle. J’ai grandi protégée. J’ai grandi sur les sentiers bien tracés de la famille de l’école, la catholique mais pas trop juste assez pour. J’ai grandi sans dépasser. J’ai voulu ce qu’on a voulu de moi. J’ai grandi dans le regard des autres. J’ai grandi par procuration. J’ai grandi déportée de moi-même. J’ai grandi dans l’ombre de moi-même. Ne me suis pas assez manifestée. Ne le savais pas encore.

J’ai marché. J’ai marché sur des routes bien tracées. J’ai circulé dans des territoires bien balisés. J’ai respecté les règles, les lois, les consignes, les codes. Je ne me suis pas aventurée. J’ai été encouragée félicitée pour ça. J’ai été fière de ça. J’ai été heureuse de ça.

J’ai lu beaucoup et pas tant que ça. J’ai commencé à écrire et puis j’ai arrêté. Et puis j’ai repris. J’ai continué à lire, toujours pas assez. Mais assez pour. J’ai lu assez pour crever la bulle décaler déporter faire un pas de côté finir par m’aventurer oser risquer franchir sans jamais transgresser juste essayer. Non plus grandir mais agrandir. Elargir.

J’ai élargi l’espace. J’ai élargi les langues. J’ai élargi les frontières. J’ai élargi les classes sociales. J’ai élargi les désirs. J’ai élargi les visages. J’ai rayé Dieu. J’ai jeté la culpabilité aux orties. J’ai déporté les limites.

En élargissant, en m’élargissant, j’ai embrassé l’humain. Bu mangé dormi pleuré ri sa diversité. J’ai pris conscience de sa vulnérabilité de sa précarité de sa faillibilité de sa force aussi. De sa beauté. Je l’ai aimée. Je m’y sens bien.

J’ai tenu d’autres promesses.

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !

2 commentaires à propos de “Suis”

  1. Votre texte souffle une telle énergie, j’aime cette idée d’élargissement. Merci !