Au chalet

Sur la table du petit déjeuner, un pot de confiture fraise rhubarbe, cerise, cugnarde aux coings. Les enfants sont serrés sur le banc – Hugo, Frédéric, Lucas – ils sont en tas devant la paroi de bois. Tout est en bois. La table le banc la paroi le parquet les poutres du plafond. Tout est petit. Tout petit. On dit – c’est la confiture qui fait le lien – qu’on est cugné quand on est serré comme ça. Sur Vaud, on dit cougné. Ce n’est pas comme ça qu’on dit par chez nous. Au chalet, c’est tellement cugné qu’il faut faire la vaisselle à la main. On mange du pain et du fromage. En passant les portes, il faut faire attention à ne pas se cogner la tête. Il faut se méfier des seuils aussi. Ne pas s’encoubler. Déguiller, on dit aussi déguiller. Est-ce qu’il y a des adultes ? Pas de souvenir : peut-être maman ou Georgette. Aux fenêtres – on voit à peine à travers – forcément il y a des géraniums, ce n’est pas une cabane, c’est un chalet, c’est aux géraniums qu’on voit la différence. Pour monter à l’étage – est-ce qu’il y a un étage ? – il faut grimper une échelle. J’ai le vertige. J’ai l’impression qu’elle vacille, cette échelle. C’est une échelle en bois. Tout est en bois au chalet. C’est plutôt moi qui vacille. Ou alors c’est Lucas qui fait exprès de bouger l’échelle. Ou Hugo. Sûrement pas Frédéric. Combien de pièces ? Une cuisine et c’est à peu près tout, même pas une cuisine, une cuisinette, un évier, deux plaques, peut-être un four, presque une dînette. Trois fourchettes, des cuillères à soupe, un couteau à pain, une passoire pour le lait, un pot en inox. Et une écurie qui sent la paille, la beuse, l’herbe fraîche, les murs peints à la chaux. C’est l’été, forcément c’est l’été, c’est le mois de juillet – on a un peu renâclé à venir parce qu’on voulait regarder le Tour de France – mais on va au chalet en juillet, au début des grandes vacances, parce qu’après il y a le tabac, le blé, l’orge, la paille, les patates, le maïs, le gros râteau. En août, on n’a pas le temps pour des vacances. Dehors, il y a forcément un tas de fumier, un beau tas de fumier tressé pour faire l’admiration des touristes et des mouches tout autour du tas de fumier, des mouches à merde et des mouches ordinaires, des mouches qui sont collées à des sortes de serpentins jaunes qu’on installe un peu partout pour que les mouches ne viennent pas DEDANS parce que DEDANS le chalet il n’y a pas de mouches DEDANS le chalet il faut éviter que n’entre la moindre mouche parce que DEDANS c’est propre parce que DEDANS même à l’écurie c’est balayé mais DEDANS on ne reste pas longtemps DEDANS c’est juste pour manger et pour dormir DEDANS c’est quand il pleut et qu’on fait des jeux – monopoly qui est-ce uno hâte-toi lentement – il y a toujours des boîtes de jeu dans les chalets, et des cartes de géographie, mais je crois que je confonds avec la petite maison du canal, un pupitre, une lampe à pétrole et cette carte de la Suisse qui occupe tout le mur mais la maison du canal, c’est beaucoup plus petit que le chalet. Aucun souvenir de pluie au chalet : les jeux, c’est à la maison, pendant les pauses du tabac. Dans le souvenir, au chalet, dès qu’on est dehors, c’est l’herbe. Plus tard, des années plus tard, on y a fait le pique-nique des Fragnière. La tante Georgette avait accroché son soutien-gorge à un bâton pour que l’oncle Raymond, venu en parapente, sache le sens du vent. Ça, je m’en souviens. Tout le monde s’en souvient. Je crois – je préfère ne pas m’en souvenir – que la nuit, au chalet, j’avais peur. J’avais peur des toiles d’araignées, des souris, des chauves-souris, des vaches qui meuglent dans l’écurie, des clochettes et des grelots et des phares des camionnettes sur la paroi de la chambre. On ne fermait pas les volets quand on dormait au chalet. Il n’y avait peut-être pas de volets. Je ne sais plus. Sur la photo, on voit trois enfants sur le banc du petit déjeuner – Hugo, Frédéric et peut-être que le troisième c’était moi ou Carine ou Sabine ou Lucas, je ne sais plus – je l’ai vue avant-hier pourtant cette photo, dans l’album de bébé à qui ? Misère de la mémoire. Nommer ce qu’on en sait encore : c’était le chalet de Grandvillars, au pied du Vanil Noir. Il appartenait à la tante Thérèse, la sœur de grand-maman, Thérèse Borcard, née Tinguely. On passait trois jours au chalet et on avait l’impression que c’était trois semaines.

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.

4 commentaires à propos de “Au chalet”

  1. Merci pour vos commentaires qui me vont droit au cœur, et en effet je commence à entrevoir des liens avec mon parpaing DEDANS et avec ma poterne surtout, qui évoque un peu les mêmes personnes qu’ici.

  2. ces maisons de l’enfance cabanes, chalets et cette campagne qui n’existe plus ça me serre toujours le coeur nous sommes témoins d’un tel changement, et ces cugné, encoubler, déguiller… quel voyage, quel retour !