Reconstitutions

— On lui demandait pourquoi elle voulait repartir. Certains parlaient de pélerinage. C’est ce qu’elle voulait éviter. Elle cherchait un nouveau départ.

— Pélerinage : de pélerin, « étranger, voyageur ». Elle voulait repartir car là-bas seulement elle ne s’était pas sentie étrangère.

— On voulait comprendre ce qui la liait à ce pays : elle trouvait des réponses, dont elle savait qu’elles étaient des mensonges. La littérature, l’architecture, la politique. Ce n’étaient que des portes qu’elle poussait pour se jeter hors d’elle-même.

— On lui avait trouvé un vague lien avec la Pologne : la femme d’un homme qui était pour beaucoup dans son existence sur terre et ne comptait pour rien dans sa vie. Elle savait que c’était une fausse piste. Mais était-ce une raison pour ne pas la suivre ?

— Elle cherchait des modèles pour qualifier son voyage. N’en trouvait pas. Les héros explorent, découvrent. Quand ils font retour, c’est sur le lieu de l’enfance. Le deuxième voyage, comme le deuxième roman ou le deuxième amour, ne fait pas événement.

On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Malheureusement. Elle voulait toutefois croire à l’essence des choses. Que resterait-il de l’étincelle une fois les contingences envolées par le passage du temps ?

— Pélerinage : « voyage fait avec l’intention de rendre hommage à un lieu, à un grand homme qu’on vénère ». Elle ne voulait pas rendre hommage, mais vivre. Ou se libérer ?

— Elle avait souvent répété qu’un jour, elle repartirait. On ne l’écoutait plus. Ce n’était jamais le moment. Ce ne serait jamais le moment. À l’automne, elle avait voulu croire aux signes : un rêve, une photographie, une rencontre et un film. Tous se présentant à elle la même semaine. Elle avait raconté les coïncidences, comme ça, pour rire. Mais elle avait pleuré, comme un enfant, à gros sanglots. Entre deux hoquets, le visage défait, elle avait demandé : « Vous pensez qu’il faut que j’y retourne ? »

— On retourne aussi sur les lieux d’un crime.

— Là-bas, elle avait rencontré Z. Il était venu en France dans les années 80, donner un concert. N’était pas remonté dans le car du retour. S’était marié, avait fait un enfant, de la musique, rencontré des amis, travaillé. Puis il était rentré. Quand elle voulait comprendre pourquoi il avait quitté son pays et pourquoi il y était retourné, il lui répondait que c’était la vie, parce que c’était une expression qu’il aimait bien dire en français. Avant son retour à elle, elle avait voulu le recontacter pour lui rendre visite. Il avait de nouveau déménagé en France. Parce que c’était la vie.

— Là-bas, vingt ans plus tôt, elle s’était délestée de la question du sens de la vie.

— Dans un livre de Pierre Pachet, elle avait souligné cette phrase : « Si loin de chez moi, rien de ce que je voyais ne m’était indifférent ». C’est pour ce regard qu’elle voulait repartir.

— Un traumatisme provoque l’amnésie ou le ressassement. Elle ne se rappelle plus d’où elle tient cette affirmation. D’ailleurs, elle n’aime pas tellement les phrases au présent de vérité générale.

— Sur la photo, on voyait le père de sa fille marcher de dos, le long d’un mur d’où sortaient des branches d’arbres sans feuilles, dans une ville qu’elle ne connaissait pas. Le ciel était barré par les fils des tramways. C’est sa fille qui avait pris la photo. Elle avait passé plusieurs jours à l’observer, sans comprendre ce qui la troublait. Puis elle a retrouvé l’autre photo. Celle-ci datait de l’époque où ils vivaient en Pologne. On les voyait, elle et le père de sa fille, qui n’était pas née alors. Ils descendaient une rue, longeaient un mur. Des arbres sans feuilles et des fils électriques traçaient des lignes dans le ciel décoloré. La composition des deux photographies était identique. Elle ne parvenait pas à se rappeler qui avait pris la première.

— Elle avait envoyé un message à P. pour lui annoncer qu’elle viendrait passer une semaine à Cracovie. « Un voyage de retour dans le passé ? », lui avait-il demandé. Il souhaitait l’héberger pour la durée de son séjour.

— Elle avait relu le journal de son premier voyage et avait découvert qu’il avait été émaillé de déceptions. C’est un autre voyage qu’elle avait inventé depuis.

— Pologne = « mot trou » (Ravissement de Lol V. Stein). Un absolu. (C’est ce qu’elle a écrit au dos d’un ticket de caisse qui lui sert de marque-page)

— Elle a réservé deux places dans le bus, pour pouvoir dormir. Il y a vingt ans, elle dormait n’importe où.

— Elle avait acheté la dernière édition du Guide du Routard. Elle y recherchait les bars et les restaurants qu’elle avait connus.

— P. n’est jamais revenu en France. Il aurait bien aimé mais n’a jamais trouvé le temps.

A propos de Francesca

J'enseigne le français comme langue étrangère et la littérature dans un établissement scolaire de Lyon. Par ailleurs, j'écris, dans des genres variés, et je participe à la réalisation de courts-métrages documentaires. En ce moment, je co-réalise un film sur le déplacement de trois platanes au centre de Villeurbanne. En 2021, j'ai écrit un mémoire dans le cadre d'un master en écopoétique sur l'hybridité de l'espace contemporain.