autobiographies #08 | salon fin de race

Le salon endeuillé ; les rideaux tirés ; vue floutée sur l’immeuble en vis à vis ; en briques rouges ; réplique de celui-ci mais à la courbe inversée ; au même étage l’ami ; au premier l’espéré, au rez-de-chaussée le coiffeur-visagiste ; un iste en vaut bien un autre ; entre les deux immeubles le feu rouge ; bruits de freinage et de débrayage incessants ; l’habitude ; à l’intérieur le silence ; absolu ; elle au coin de la fenêtre ; cherchant lumière pour lire ; près des voilages grisés par le temps ; impossible à ravoir ; entre autres désespoirs ; d’où l’atmosphère funèbre ; constamment ; trop de meubles en outre ; sombres de surcroit ; posés un peu au hasard sur les tapis usés ; décolorés ;  effrangés ; l’un se souvenant vaguement de son bleu d’origine ; l’autre persan rosâtre ; le parquet éraflé ; les zones de passage totalement dévernies ; comme neuf aux abords des plinthes ; près de la fenêtre la table en ronce d’acajou brunâtre ; des chaises dépareillées ; leurs assises enfoncées ; nombreux fauteuils ; trop ; deux bergères Louis XVI ; une Louis XV ; leurs accotoirs présentant quelques accrocs ; un cabriolet directoire ; deux crapauds ; plus ou moins défoncés ; leur velours fané ;  entre les fauteuils tables d’appoint ; guéridon croulant sous bibelots nombreux ; tastevin en argent en guise de cendrier ; l’anse parfaite pour poser une cigarette en cours ; au fond une enfilade en palissandre acquise en soixante ; contient la vaisselle du dimanche ; le service à thé les Limoges les Baccarat et argenterie ; de sortie uniquement pour les invités ; rares ; odeur de renfermé à l’intérieur ; le dessus parking à bibelots ; dont service à liqueur branlant ; bonbonnière en albâtre ; brisée sous son couvercle ; théière en vermeil ; un arhat en grés émaillé bleu ; un arhat gris ; leurs têtes noires aux yeux exorbités en ivoire ; une truite en ébène ; lui manque une nageoire ; interdiction de jouer avec ; un petit moinillon en bois polychrome ; la tisanière à décor de roses ; un cendrier en céramique bleue ; fabriqué par des petites mains à la maternelle ; des petits sujets chinois ; un coffret en loupe plein d’on ne sait quoi ; jamais retrouvé la clef ; deux petits Saxe amputés ; recollés comme ça peut ; d’où fêlures soulignées de colle jaunie ; une boite à perruque chinoisante ; remplie de vieille photos ; murs couverts de rayonnages à claire-voie métalliques du sol au plafond ; une aberration de la Maison de la Bibliothèque ;  qui scie les livres ; les étagères tordues sous le poids ; menacées d’écroulement en dépit de l’arrimage au moyen d’un câble électrique ; incertain l’arrimage ; chaque livre pris en étau entre ses voisins ; en extirper un peut être fatal ; dans l’ensemble peu d’espace ; beaucoup de poussière ; dans la deuxième partie du salon; son coin ; sa chaine hifi ; ses disques ; ses murs encore couverts de ses livres ; sur étagères maléfiques idoines ; il est derrière son bureau Louis XVI ; derrière des empilements de dossiers ; instables ; il tape à la machine ; avec deux doigts ; une Olivetti ; en trois copies carbones ; la touche E rechigne ; ça l’énerve ; sa musique emplit parfois le salon ; de moins en moins souvent ; la télé a pris la relève ; elle aussi est sur le palissandre ; sa télécommande sur la bergère Louis XV ; à sa place.

Intérieur nuit ; le souffle du silence ; le glouglou du radiateur ; lueur laiteuse sur les bibelots ; le clair de lune ; grincement de porte ; une ombre traverse le salon ; trébuche sur un fauteuil ; jure ; se hâte vers la cuisine; ouvre le réfrigérateur ; son visage en pleine lumière ; anxieux ; avide ; elle est en chemise de nuit ; chiffonnée ; lance ses mains vers les clayettes ; déplie le papier du jambon ; attrape une tranche ; la mange debout dans la lumière jaune du réfrigérateur ; yeux fixes ; de souris affamée ; n’a pas dîné ; pas faim ; et là faim ; pas sommeil ;  attrape un yaourt ; retire le couvercle alu ; boit à même le pot ; yeux fixes ; traits tendus ; bruit de déglutition ; gestes à vif ; repousse la porte du réfrigérateur d’une épaule : la nuit se recompose ; l’enveloppe ; bruit de mastication ; bruit d’ouverture de la poubelle ; bruit de chute molle ; bruit de pieds nus marchant sur le carrelage ; le parquet ; le tapis ; bruit de fenêtre ouverte; murmure d’un parler toute seule ; saccadé ; nerveux ; incompréhensible ; imitation grotesque d’autres voix ; suraigües; trop graves ; petit rire ; bruit de fenêtre refermée; bruit des pieds nus sur le parquet ; grincement ; bruit de porte qu’on ferme ; nuit ; le souffle du silence ;

A propos de Catherine Plée

Je sais pas qui suis-je ? Quelqu'un quelque part, je crois, qui veut écrire depuis bien longtemps, écrit régulièrement depuis dix ans, beaucoup plus sérieusement depuis trois ans avec la découverte de Tierslivre et est bien contente de retrouver la bande des dingues du clavier...

2 commentaires à propos de “autobiographies #08 | salon fin de race”

  1. Saisissant. Je suis frappée dans le premier paragraphe par ces détails, qui de chaque objet, pointent l’effondrement, la déchéance : ébréchée, dépareillée, gonflée, déformée, toute la matière se réagence et se craquèle. Dans le second, le bruit, l’agitation extrême, désordonnée, brossée en quelques mots, quelques gestes : lancer les mains, boire à même le pot, ces seuls gestes là se suffisent à eux mêmes, et le texte peut-être aurait pu tenir avec uniquement ces quelques verbes. Dans les deux paragraphes, une lumière crue, mais sans violence, une lucidité douce et corrosive.