#L6 | Seul.e.s

La porte s’est refermée en un claquement sévère et définitif. Excuse-moi.. ‘ferme mal, s’excuse t-il à travers, la voix étouffée par l’épaisseur du bois. Elle reste interdite quelques instants, puis fait quelques pas en arrière pour atteindre du regard l’une des fenêtres au premier étage, celle où dormira l’enfant ce soir. Elle n’y trouve pas de silhouette agitant la main, pas de coucou, c’est peut-être mieux comme ça. Ses jambes chancelantes l’amènent jusque’à la sortie de la résidence, cheminant le long du petit chemin en gravier. Les épaules sont basses, presque courbées, dans son attitude une maladresse jeune fille, penaude. Ça y est, elle est complètement seule, sans lui. Avant de s’engager dans l’angle de la rue elle marque un arrêt, hésite à se retourner pour jeter un dernier regard. Elle mord ses lèvres et reprend sa marche sans se retourner. Elle fouille son sac à main à la recherche d’un objet indispensable à l’enfant qui y aurait été oublié, une brosse à dents, un jouet, et ne trouve que le désert de sa propre vie, un téléphone portable, une trousse de maquillage, un carnet de notes, un portefeuille rempli de cartes et de tickets de caisse. Ce qu’elle aime chez cet enfant, autant que lui, c’est l’oubli d’elle-même auquel il la force, ce brouhaha qui fait taire tout le reste dans sa tête. L’après-midi ne fait que commencer, rien ne l’oblige à prendre le prochain train, il y en a toutes les demi-heures jusqu’à la fin de journée. L’idée de boire un verre de rosé à l’une des terrasses du port s’installe de plus en plus fermement à mesure qu’elle marche, jusqu’à devenir une certitude. Voilà un but, enfin, et cela l’emplit d’une hardiesse nouvelle. Elle peut bien boire maintenant, même en pleine journée, maintenant que le devoir ne la retient plus, ni le souci de paraître une mère aussi parfaite que forte auprès de son fils. Oui, elle peut boire, comme si elle n’avait plus d’âge ni de nom, juste pour elle. Et puis un verre, juste un, peut-être deux si l’atmosphère est agréable ce n’est pas méchant. Elle arrive à la patte d’oie qui sépare la rue de la gare à celle qui mène au port et s’engage dans la deuxième d’un pas vif et décidé. Une torsion aiguë étreint son ventre, comme si des mains puissantes essoraient ses organes pour en extraire tout le jus, le sang, à en rompre les viscères. De cette douleur se dégage une chaleur étrangement agréable dans tout son être, une fébrilité qui fait trembler ses mains et saccade son souffle. Elle porte une main à son visage, le bout des doigts est glacé. Devant ses yeux le liquide rose et givré, du sang dilué dans une eau froide se répand comme une tache, colore le ciel bleu et lourd, coule entre les murs, jaillit de la bouche des passants. Un effroi soudain la traverse au milieu de ce début de transe cadencé par ses pas, lui coupe la respiration, peut-être n’attendait-elle que cela. 

L’agitation des occupants de la chambre du dessus l’a réveillé très tôt ce matin, les premières lumières    décoloraient encore à peine la nuit du ciel. Elle s’est habillée, a pris l’urne, avant de monter dans l’un des premiers bus de la journée dont l’arrêt se trouve en contrebas de la rue de l’hôtel. À travers la vitre défilait les maisons en sommeil, la lente mise en marche du matin dans les commerces encore fermés dont la lumière était allumée. La plage était vide et cela ne l’a pas étonnée. C’est ce qu’elle voulait, une plage vide. Elle a traversé à pas lent la large bande de sable jusqu’au commencement de l’eau délimitée par un ruban d’écume. Le vent soufflait alors assez fort pour la dissuader de disperser les cendres en les jetant, comme elle avait vu faire dans des films, comme elle se l’était imaginé. Pour sûr elles lui reviendraient au visage où n’iraient pas où il faut. Par ce matin grisâtre la mer lui inspire une crainte sans nom, effrayée par cette étendue insupportable pour l’échelle du corps, la violence de ces vagues aux crêtes acérées qui se brisent avec fracas, et avec cela, le vent, comme un dernier bras à cette hostilité qui la repousse, une dernière gifle pour la ramener à sa propre fragilité, à l’inutilité de son être face aux éternités de la mer et de la mort. La jeune fille ne donne pas plus cher à son corps qu’à une brindille, le considère avec le même dégoût. Elle ne sait pas pourquoi elle ne voudrait être autrement que seule à cet instant précis et pourtant le désir d’être vue la tenaille, que quelqu’un la regarde en témoin silencieux. Il n’y a que les personnages des films et des livres qui ont droit à cette compagnie, cette fausse solitude, solitude accompagnée. Elle est la seule à pouvoir se voir et cela lui est encore plus douloureux que l’acte qu’elle est en train d’accomplir, que ce long deuil vécu également seule. Elle s’en veut d’avoir attendu un miracle impossible, de l’attendre encore. D’une main elle dévisse le couvercle, en tenant fermement l’urne dans l’autre. Elle fait un pas en avant, le bout de ses orteils rencontre la sensation répulsive de l’eau froide, puis un deuxième, et ainsi de suite jusqu’à se retrouver immergée jusqu’au niveau des hanches, tremblante. Le vagues les plus hautes lèchent le temps d’un instant le fond extérieur de l’urne, elle regarde à l’intérieur, dans le noir opaque. Un bateau de croisière passe au loin, elle suit du regard la traversée lente de cette silhouette blanche, fixe le point derrière lequel il vient de disparaître à l’Ouest, en direction de Marseille. À nouveau seule, cette immensité rien que pour elle, de ses pieds à la ligne d’horizon. L’envie d’uriner lui vient, elle ne sait pas si c’est le contact avec l’eau, l’émotion, ou un simple réflexe du corps pour se réchauffer. Elle se laisse aller, triste de cette attitude, avec le désespoir et la révolte silencieuse des personnes âgées lors de leurs premières fuites nocturnes. Une profonde déception de soi, de ses limites, enfin, personne n’est là pour la voir ni la juger, sauf elle. 

De retour chez lui, son premier geste est celui d’allumer la télévision. Quand le capteur marche mal il peste et se venge de l’objet défaillant en jetant le boîtier sur canapé. Parfois celui-ci rebondit et finit sa chute sur le sol, entraînant l’ouverture du clapet qui retient les piles et la fuite de celles-ci sur le carrelage. C’est ce qui vient d’arriver, encore une fois. À force une petite pièce de plastique s’est brisée et rendrait nécessaire un élastique, voir même un bout de ruban adhésif pour maintenir le tout. Il est assis sur l’une des chaises de la table de la cuisine. Le son de la télévision lui arrive par des éclats de voix et bribes de musique. Il se laisse aller à des errances intérieures, immobile, le regard flottant sans ne rien voir en particulier. Puis le ciel se colore peu à peu de nuances plus sombres dans le carré que délimite la fenêtre face à lui, il se réveille de cette somnolence aux yeux ouverts. Sa bouche est pâteuse, sa posture sur la chaise en Formica réveille des douleurs dans ses lombaires, il se lève. Il saisit une petite casserole qui reposait sur l’égouttoir à vaisselle et la remplit d’eau, avec des gestes mesurés, concentré à ne pas perturber son silence. La télévision est encore en marche dans le salon, déversant des cascades de rires et d’applaudissements dans la pièce vide. La petite casserole est sur le feu, de retour à sa chaise il se laisser bercer par le frémissement des flammes bleutées. Pas plus grande qu’un jouet de dînette pour enfant cette casserole. El solterón. Sa mère l’appelle ainsi, il pense à l’exaspération de ce fait qui ronge la pauvre femme. Un petit sourire lui monte aux lèvres, léger, venu se loger dans un coin avant de pâlir à nouveau dans cette expression qu’il porte quand il s’abandonne à la contemplation abyssale de ses pensées. El solterón. Quand est-ce que tu nous présentes une fille? Même un garçon, tu sais moi j’accepterai, j’accepterai tout tant que tu es heureux. Si tu savais comme je prie pour toi, tous les jours, que tu trouves la personne qui fera ton bonheur. Hier encore j’ai allumé un cierge et j’ai fais une prière rien que pour toi, hijo mio. Elle pense qu’il n’a jamais aimé. Elle le lui a reproché. Coeur de pierre, comment ai-je pu t’enfanter, moi qui pleure et aime autant. Fils cruel. Plus d’une fois elle a tenté de lui soustraire quelques informations, un prénom au moins, de quelqu’un qu’il aimait bien. Jamais il n’a parlé de Mathilde par peur qu’elle se fasse des espoirs. Elle ne comprendrait pas qu’il puisse aimer en secret, rien que pour lui, sans rien ni jamais n’en laisser paraître à l’intéressée. Il vit dans ce désert laissé par elle, il l’arpente, dans le vide de cet amour seulement connu de lui, imaginé par lui, vécu pendant de longues heures de vagabondages de l’esprit. Ils ont fait tant de choses, vus, et vécus, plus que la vie des faits et des gestes ne leur en aurait laissé la possibilité. Pour sûr ils se seraient déchirés, auraient connu les affres de l’ennui, de la déception, voir pire de l’indifférence qui succède parfois à la passion. Cela n’existe pas dans les fantasmes, ce sont des contrées où seule l’aventure peut-être vécue, sous toutes les formes et tous les ciels possibles. 

Ils lui ont embrassé le front, puis fermé la porte doucement derrière eux. De leur présence, de leur vie qui continue reste un rai de lumière qui semble être la lisière d’un monde rassurant et interdit. À lui de se débrouiller seul avec la nuit et les ombres jusqu’à ce que le sommeil vienne et l’emmène ailleurs. Ensuite ce sera le matin et la lumière sera partout, à porter de main, il n’y aura plus de raisons d’avoir peur. Bien sûr il y a ce profil de chien qui se tient immobile, assis dans le coin de la chambre. De jour c’était une chaise sur laquelle reposaient ses vêtements, mais dans cette faible obscurité celle-ci a pris une forme de chien. Il a l’air plutôt tranquille, ne semble pas menaçant. Peut-être même a-t-il été chargé de le protéger lui, dans cette chambre noire. Le protéger du môme. Le môme que ses parents disaient ne pas vouloir réveiller quand ils se disputaient à l’époque où ils étaient encore ensemble. Ils disaient cela avec beaucoup de crainte, attention tu vas réveiller le môme, et l’autre se taisait face à cette menace. Il avait entendu cela à travers la porte. Et depuis le môme lui procurait une peur immense, ricanant dans le coeur de ses nuits d’inquiétude. Le môme. Quel affreux visage pouvait-il bien avoir. Parfois celui d’un lutin maléfique et perfide, un géant, un gnome, un assassin masqué, cela dépendait. Le môme est très impressionnant pour avoir cet effet sur des adultes grands comme ses parents. Le môme dort quelque part, c’est sûr, où on ne sait pas, il ne faut pas le réveiller. C’est un dragon invisible, peut-être même sans trésor. C’est pourquoi l’enfant prend soin de faire le moins de mouvement possible pendant la nuit, il se tient blottit couché sur le côté en surveillant sa respiration pour qu’elle ne le trahisse pas. La présence immobile du chien qu’il sait dans son dos le rassure, quelqu’un monte la garde pour lui, il peut se laisser aller à rêver sur le rai de lumière. La petite plage chaude qui grignote la moquette est un dernier halo dans un monde de ténèbres, celui de tous les possibles. Les derniers humains de la terre s’y sont réfugiés après un long exil dans l’espace, c’est ici que la dernière partie de la fusée dans laquelle ils se trouvaient l’a éjecté. À la fois fatigués et excités par la découverte de cette planète si semblable à la Terre, ils ont marché longtemps jusqu’ici, là où un repos salvateur était possible. Ils ont même allumé un feu sur ce bout de terre doré, leurs lourdes combinaisons mises en boule à leurs pieds. L’air est doux, il y a même une brise. Ils discutent avec animation de cet endroit qu’ils ont hâte de découvrir quand viendra le matin. Pour l’instant elle leur est secrète, accueillante mais encore dissimulée de leur connaissance, ils ne savent pas quel type de climat, de végétation, ni même de vie peut bien exister ici. Leurs dernières forces sont consumées par l’exaltation d’avoir été les premiers à découvrir une planète sur laquelle on pouvait respirer, s’ils reviennent un jour sur Terre ils seront les rois, accumuleront les distinctions, les récompenses, devront refuser nombre d’interviews et écriront sûrement des livres pour expliquer tout cela une bonne fois pour toutes, à condition bien sûr que l’on veuille bien les croire.

Je ne trouve pas le sommeil. En ce moment les nuits sont chaudes, la température ne tombe qu’à peine, pas une once de vent pour rafraîchir l’air. Notre chambre est une fournaise. Et même s’il faisait frais, les moustiques rendent impossible l’ouverture des fenêtres qui restent fermées toute la journée  ainsi que les volets. Je suffoque. Marco est plongé dans un sommeil profond, je l’entends à sa respiration, à son ronflement comme un ronronnement de chat. Il s’est endormi avec ses chaussures, habillé, sans avoir pris de douche. Des parties de football avec les petits du coin l’ont tenu en haleine jusque tard dans la soirée, il est rentré en titubant puis s’est affalé sur le lit, depuis il n’a pas changé de position. Papa n’a rien dit, papa ne dit jamais rien quand c’est Marco qui rentre tard. Papa est un con. Il doit être encore en train de somnoler devant la télévision allumée, un bout de cigarette coincé dans la bouche. Quand il est encore réveillé, on l’entend même de la chambre, péter, roter, aboyer sur l’écran. Un con. Le sommeil ne veut pas de moi, et plus j’essaie plus il me repousse dans un tourbillon de pensées entêtantes. J’ai chaud. Je m’agite. J’appelle Marco en chuchotant, assez fort pour le réveiller. Pas de réponse. Avec mes ongles je tapote doucement sur l’un des tubes métalliques du lit superposé. Il marmonne dans son sommeil, j’entends qu’il déglutit, racle sa gorge, se débat en gestes mous puis retombe dans une monotonie de ronflements. Je descends l’échelle à pas de loup, frôle l’une de ses baskets qui dépasse de son matelas, il redresse sa tête, prononce quelques mots inaudibles les yeux clos et se retourne, me tournant le dos. Je cherche à tâtons mes chaussures, les enfile debout maladroitement et me dirige vers la fenêtre que j’ouvre avec la précaution d’un cambrioleur. Les volets grincent légèrement en s’ouvrant, les bruits des rues alentours et la lumière des réverbères entrent dans la pièce. Je me retourne une dernière fois vers Marco avant d’enjamber la fenêtre. Je saute en retenant mon souffle et atterrit sur le petit talus qui borde les rails. Une canette oubliée là se froisse bruyamment quand l’un de mes pieds se pose dessus, je me raidis, la nuque parcourue de frissons et balaye les fenêtres de l’immeuble. Presque toutes sont éteintes ou fermées. Je me glisse jusqu’aux rails et marche assez pour être hors de vue de la maison et des voisins, accompagnée par le bruissement des herbes hautes contre mes mollets. La peur d’être surprise en train de faire le mur s’évanouit devant une autre, plus forte encore et excitante, celle du fantôme déchiqueté. Il y a quelques mois un homme est venu à l’aube ici pour se jeter sous un TGV. Marco et les petits l’ont appelé comme ça, le fantôme déchiqueté. Du coup ils ont inventé tout un tas de nouveaux jeux depuis. L’un d’eux est la-chasse-aux-bouts-du-mort. Parce que quelques semaines plus tard l’un d’eux a trouvé une main derrière un buisson. Donc ils cherchent, à la recherche d’une oreille, d’un doigt ou d’autre chose qui aurait appartenu au mort mais la plupart du temps ils trouvent surtout des bouteilles abandonnées et des préservatifs usagés. Un autre des jeux consiste à faire comme l’homme, à s’allonger sur les rails sauf qu’il faut se relever au dernier moment quand le train arrive. Même-pas-mort, c’est le nom du jeu. Les adultes leur ont pourtant interdit d’y retourner et se sont inquiétés du traumatisme que cela aurait pu leur causer d’avoir trouvé ce corps en charpie. L’effet fut totalement inverse, l’endroit exerce sur eux encore plus d’attrait et ils passent autant de temps ici que sur le terrain de foot. Il m’arrive de jouer avec eux, et même d’occuper le rôle du mort vivant quand on joue au revenant, un mélange de chat et de cache-cache. Je regarde l’endroit où il est mort, il n’y a pas de rond fait à la bombe aérosol, on aurait bien voulu, pour se souvenir. La police ne fait pas d’enquête pour les suicides comme ça.

A propos de sephora_shebabo

Je suis née en 1995, Montreuil est la ville dans laquelle j'ai passé mon enfance et vis encore aujourd'hui. Écrire, filmer et photographier constituent le coeur de ma pratique à travers laquelle je m'interroge sur le récit, la trace et la mémoire. Je poursuis actuellement un double master en Textes et Création Littéraire à la Cambre et à l’École Nationale Supérieure d'Arts de Paris-Cergy.