Seul le téléphone !

Ils ne savent pas que je sais.

Plusieurs décennies en arrière, elle a dix-neuf ans lui vingt-six. Rencontre intense pour elle c’est sûr, lui aussi est transporté. Un pays étranger pour l’un et l’autre, ils sont là pour travailler la langue espagnole. Lui est suisse allemand, elle française. Ils feront peu d’espagnol ! Le langage des gestes suffira, le français qu’il connaît un peu, elle l’anglais complèteront. Un mois d’amour et de tendresse parfait. Des sourires, de grands yeux bleus profonds, beaucoup d’attentions et de délicatesse pour elle, des sourires, de grands yeux noisette, beaucoup d’attentions et de délicatesse pour lui. Une très ancienne voiture américaine, une vieille Plymouth décapotable les emporte chaque jour dans des virées montagnardes et des bains de soleil couchant. Jamais dérangés, le portable n’existe pas. Le temps s’est vite écoulé, retour chacun chez soi, échanges épistolaires puis un jour silence de part et d’autre pour toujours.

C’est sympa mais histoire sentimentale banale sans grand intérêt !

Trois ans en arrière, une carte postale ancienne tombe d’un livre non consulté depuis très longtemps. Elle est d’elle, émotion intense, pas croyable après tant d’années. Bouffée de couleurs, de parfums, de sensations, il s’assied et ne pense qu’à une chose, la recontacter. Le premier choix est le bon : LinkedIn, linked tient ses promesses de lien ! La photo lui ressemble, le port de tête, le regard, même si le changement est indiscutable. Cela ne désarme pas sa curiosité. Il écrit, le soir même il reçoit une réponse. Saisissement partagé.

L’histoire est décidément banale en fait, on raconte de nos jours beaucoup de retrouvailles d’anciennes amours favorisées par internet.

Des échanges par mail se multiplient et l’état étrange dans lequel chacun se sent propulsé, navigue dans la vivacité d’un temps ancien associé à un présent routinier. Des échanges de photos redessinent les contours de chacun, mais la perception des changements voire des bouleversements physiques ne réduisent pas le désir ni la tendresse renouvelée. Il ne souhaite pas immédiatement avoir recours au téléphone. Il n’a plus trop l’occasion de parler français et craint de se trouver désarmé et trop ému dans un échange direct. Pourtant au bout de quelques mois le rendez-vous téléphonique est pris. — Oui c’est moi, bien là — toi, enfin —. L’un et l’autre ont des tremblements de la main perturbants pour le bon maintien de l’appareil contre l’oreille. La voix, ils ne s’en souviennent pas du tout ni l’un ni l’autre. Elle, elle est charmée par sa voix rieuse et lui trouve la sienne un peu rauque. Elle en est presque vexée, mais cela ne dure que quelques secondes. Ils échangent longtemps, pluie de souvenirs, d’interrogations sur leur nouvelle vie, ses travers, ses questions. Combiné très chaud dans la main, oreille brûlante. Ni l’un ni l’autre n’arrive à le lâcher, à interrompre ce moment unique. C’est elle qui coupe court en prenant un rendez-vous proche si possible. Mails, photos, téléphones ponctuent alors plusieurs mois d’attentes, de satisfactions, de bonheur indicible.

Deux vieux amoureux ridicules ! À moins que…

L’envie de plus en plus urgente de se revoir s’est enflammée. Combinaison à trouver dans la vie de chacun déjà lourde d’engagements et de charges familiales. Mais rien ne peut arrêter le mouvement absolu de l’un vers l’autre. La rencontre est programmée, bien organisée, les tensions intérieures grandissent, peur partagée de la déception possible. La veille, un dernier échange téléphonique est prévu. Elle l’attend en vain. À l’heure dite, elle ressent un malaise au niveau de la poitrine et une sorte d’étourdissement inhabituel chez elle. Aucun signe dans les heures qui suivent. L’inquiétude grandit, les hypothèses explicatives passent par toutes sortes de couleurs. Le lendemain elle annule son billet de train, le monde semble s’effondrer — il a changé d’avis sans oser le lui dire cela ne lui ressemble pas il a vraisemblablement eu un accident —. Elle ne peut joindre personne d’autre pour en savoir plus. Elle dort, elle rêve d’un bateau qui sombre dans la mer, le lendemain vide le surlendemain vide. Elle garde pendant tout ce temps son téléphone dans la main comme seul lien qui lui reste, le seul espoir encore de l’entendre, de comprendre, elle le conjure par des pressions multiples. Trois jours après, message de son fils — mon père a subi un AVC, il est hospitalisé, je vous donnerai d’autres nouvelles dès que possible —. Le sol bouge sous ses pieds, elle croit disparaître. Puis elle se ressaisit et ne quitte plus une seconde son téléphone. Les nouvelles arrivent enfin — paralysie du côté gauche mais non atteinte des capacités cognitives, usage de la parole, mais grande fatigue —. Silence infini ensuite puis seul le téléphone depuis le long et interminable séjour en clinique.

Pourront-ils se revoir un jour ces deux-là ?

A propos de Huguette Albernhe

Plusieurs années dans l'enseignement et la recherche. Passion pour l'histoire de l'écriture, la littérature . Ai rejoint l'atelier de FB en juin 2018, je reste sur la barque. Je vis actuellement à Nice mais reste très attachée à ma région d'origine, l'Étang de Thau, Sète, Montpellier et les Cévennes.

4 commentaires à propos de “Seul le téléphone !”

  1. Très joli… Il m’est arrivé une histoire semblable mais après plus d’une année d’échanges, nous nous sommes retrouvés lors d’un passage à Paris. Cela dura un soir et une nuit

  2. Banal, peut-être, mais on aime les histoires d’amour ! Il me semble (si je peux me permettre) que ce serait encore plus intense si on voyait les personnages vivre les situations (sauf le premier paragraphe qui met en scène l’histoire), les interventions (en italiques) du narrateur auraient alors tout leur sens. Une idée à la première lecture…

    • Merci Marlen de votre lecture et de vos suggestions pertinentes. Je vais voir ce que je peux faire !!!