Grain de beauté

Elle descend du bus, enfile un sac sur le dos, un deuxième sur l’épaule, attrape le téléphone dans sa poche, tape sur le contact F déjà inscrit en blanc dans un carré mauve sur l’interface, porte le téléphone à l’oreille, se saisit d’un troisième sac. Il fait noir, la rue n’est pas éclairée. La montée est longue, elle n’est plus sûre de savoir où elle est, a-t-elle tourné, il n’y a personne dans la rue à qui demander si elle a pris le bon chemin lorsqu’elle est descendue du bus de Te Anau. Elle pose les sacs, elle pourrait regarder le GPS mais il faudrait interrompre la conversation avec F. Elle ne sait pas quelle heure il peut bien être, elle sent l’oreille droite qui commence à picoter… mettre les écouteurs… où les a-t-elle mis, elle s’avance jusqu’à un abribus en bois vert non éclairé, pose les sacs sur un petit banc de la même couleur… je te le répète, on se connaît à peine… Elle aime sa voix au léger accent du sud, surtout lorsque le ton est à la plaisanterie… non, je ne souffle pas, c’est le vent que tu entends dans le micro, c’est souvent comme ça par ici, le temps change plusieurs fois en l’espace d’une journée… tu m’entends … ça a coupé… Elle regarde l’heure sur le téléphone, à quand le prochain bus. Vibreur. Oui… oui, dès que j’arrive chez moi … non, tu ne peux pas vraiment me connaître, ce n’est pas en se parlant au téléphone même deux fois par jour que … le visage … tu te fixes sur la douceur que tu as entraperçue avant notre éloignement… amoureux dis-tu, de quoi, d’une voix, d’une fiction… le téléphone n’a pas de peau, pas de visage, je me souviens dans un film— j’ai oublié lequel— l’amoureux note soudain sur la joue de sa belle un grain de beauté d’où dépassent trois poils et ne voit plus que ça — gros plan— alors il prend la tête de la femme et la tourne vers l’oreiller comme ça, il ne voit que le profil sans poil car cette femme dont il se disait amoureux, cette femme lui rappelle une autre qu’il voyait au marché lorsqu’il avait six ou sept ans et que sa mère l’envoyait chercher le pain. C’était une femme corpulente aux cheveux gris dépassant d’un foulard noir noué autour de la tête —flash back— et sur le menton justement un de ces grains de beauté énormes, marron, à trois étages sur lequel poussait une haie de broussaille de poils — gros plan— et en lui tendant le pain qu’il osait à peine prendre tant elle avait l’air d’une sorcière— plan sur la main qui hésite— elle lui disait… tiens petit, tu diras à ta maman que je l’ajoute à la note et n’oublie pas de saluer ton père de ma part… ça te fait rire… Elle l’écoute sans l’écouter vraiment, le bus tarde, va-t-il arriver ou faudra-t-il marcher, elle sourit en entendant sa voix se craqueler dans un rire, reprendre son accent, se resserrer dans une explication. Il y a quelque chose dans cette voix, comme une voix qui parle sans bouche, sans visage, une voix qui ne coïncide pas avec le peu qu’elle avait senti de sa personne, de son corps carré, de son franc parlé. Son souvenir tâtonne pour retrouver le visage de F perdu sur le quai de la gare, effacé derrière la vitre, emporté par le bruit du train qui s’ébranle, tâtonne pour trouver de ses yeux le visage de la couleur — dans ses yeux elle sait qu’il y a un lac mais ne trouve plus la couleur de ce lac. Elle ferme les yeux, trace son nez sa bouche ses oreilles son menton son front, le souvenir reste en suspens interrompu par le vibreur du téléphone. Elle ne répond pas. Dans l’abri bus il y a, assise à côté d’elle, la peur du visage de la voix.

A propos de Françoise Anouk Sullivan

Avant: USA-France. Prof littérature — Maintenant: il doit bien y avoir un lien entre ma passion pour l'aviron, sa pratique et mon désir d'écriture.— Après ...