autobiographies #09 | Les noms ont été changés

Une personne est morte le long de la voie ferroviaire au passage à niveau. Un homme, âgé de 38 ans. Jean-Baptiste Radosch a vécu une séparation difficile. Artisan reconnu pour son savoir-faire, il logeait depuis chez son père. L’hypothèse d’un suicide est envisagée en l’absence de l’intervention d’un tiers, Jean-Baptiste Radosch se couche sur les rails à l’approche d’un train aux environs de 22 h au niveau de Brenouille. Le conducteur n’a rien pu faire pour l’éviter. Des bus de substitution ont été affrétés pour prendre en charge les passagers bloqués, sur place, le malaise est palpable, nous le traversons cependant, le brouillard, pour nous les barrières se lèvent, dans les gyrophares, dans les phares, dans le bus, les feux tricolores, sur le parking de la gare Mickael Simon et sa compagne s’écharpent. La jeune femme s’échappe. Désirant se protéger de la violence de son compagnon, elle tente à plusieurs reprises, essayant d’ouvrir les portières côté passager, d’entrer dans les voitures qui circulent devant la gare. Elle se réfugie dans le véhicule d’un apprenti qui rentre de sa journée de travail. La voiture heurte alors Mickael Simon. Il ouvre à son tour la portière côté conducteur et assène plusieurs coups de poing au visage du jeune homme. L’apprenti parvient à s’extraire du véhicule. Poursuivi par Mickael Simon aujourd’hui livreur, domicilié chez son frère, en état d’ivresse manifeste, il ne doit son salut qu’à l’intervention d’un groupe d’employés d’Eurovia. Nous n’y sommes pour rien si nous sommes là, Amine Bouessh a branché ses écouteurs pour marcher en musique. Nous ne sommes pas justes, juste nous sommes là. Amine Bouessh se rend chez des membres de sa famille qui doivent lui donner de l’argent et ainsi financer son projet d’installation. Amine Bouessh a 28 ans et une heure trente à patienter avant le prochain train, il fait un tour dans les rues du quartier de la gare. C’est en entendant un homme crier au voleur qu’il se met à courir. Il réalise, se demande : « Pourquoi je cours, je n’ai rien fait ? » Nous roulons. Nous courons : comme si nous n’étions pas là. D’ailleurs nous n’y sommes pas, Omar Lachid est un homme de 27 ans. Omar Lachid : « Je n’ai pas dit que je ne l’avais pas fait, j’ai dit que je n’étais pas là ». Omar Lachid a été expulsé du train Paris-Amiens, il se rendait au domicile de sa copine. « J’ai été frappé à la tête par des gens qui m’ont arrêté. Ils m’ont cassé trois dents. Je ne sais pas où Amine Bouessh était. » Amine Bouessh a été expulsé du train Paris-Amiens. Amine Bouessh n’a pas entendu Omar Lachid briser au moyen d’un caillou la custode d’une voiture. Nous n’y sommes pour personne si nous sommes là, Amine Bouessh : « Avec mes écouteurs, je n’entendais rien ». Il ne voit pas Omar Lachid pénétrer dans le véhicule ; fouiller l’habitacle ; trouver un portefeuille ; empocher 60 euros. D’après le père de la victime, Amine Bouessh « se tenait près de la porte ouverte ». Amine Bouessh : « J’ai couru sans raison et les membres de la famille ont cru que j’avais volé ». Le vol en réunion est difficile à démontrer. Les noms ont été changés. Propres, communs, nous ne nous y arrêtons pas, sommes transportés, les plafonniers sur nous ne s’éteignent jamais, nous ne marquons pas l’arrêt. Quittons la ville. Nous ne voyons pas briller. Ni le regard, ni mobile, ni les poings, dans les poches, il loupe de peu un panneau de signalisation, descend du trottoir, il préfère marcher au milieu de la route. Jean-Noël Lanz est bardeur de profession. Suivre les pointillés de la bande blanche. Jean-Noël Lanz : « Je vais t’égorger, toi et tes enfants ». « Toi t’es mort dans 3 minutes », Jean-Noël Lanz ne supporte pas l’idée que son frère veuille emmener leur mère, âgée de 84 ans, vivre loin de Noyon. « C’est plus vivable à Noyon ». Alcoolisé, Jean-Noël Lanz se met en route, à pied, et se dirige vers le domicile de son frère, un couteau de cuisine dans la poche de sa veste. Il a senti le souffle de la vitesse (il monte et démonte des échafaudages). À quelques centimètres près, il aurait pu nous rejoindre. Amine Bouessh a passé sa jeunesse en Algérie où il a travaillé comme serveur près de la frontière lybienne. Il a mis beaucoup de temps pour traverser la France. 18 mois. Il survit en travaillant à droite et à gauche et du commerce de cigarettes de contrebande, projetait de s’installer chez un autre membre de sa famille aux Pays-Bas. Amine Bouessh n’a pas de carte de séjour. Sa situation n’est pas régularisée à cause de la langue. Il est connu de la justice sous un autre nom. Amine Bouessh et Omar Lachid ne se connaissent pas. Omar Lachid est arrivé du Maroc par bateau. La traversée lui a coûté 1000 euros. Omar Lachid pensait rejoindre son frère en Belgique où il espère améliorer sa situation. Émilie Legendre cherchait un McDo. Émilie Legendre est responsable des Écuries de Bois-Robert. Le 4×4 d’Émilie Legendre roulait, en présence de deux jeunes femmes de 17 et 18 ans. Émilie Legendre était partie livrer un cheval. « Tu nous a doublés dans une ligne droite face à un camion… Quand je te découvre, tu es incarcéré dans ta voiture, le visage en sang. Thomas, tu es vivant ! » Le Thomas en question est gravement touché. Le chauffeur du camion a également été blessé. Un des véhicules impliqués finit sa course dans un compteur. Ce qui a pour conséquence de priver d’électricité une station essence voisine. « Tu étais juste pressé de rentrer chez toi », poursuit la conductrice sur les réseaux sociaux, s’adressant à « Thomas » : « Tu aurais pu nous tuer. » Nous nous frôlons, nous accoudons, nous coudoyons, dans le bus de substitution comme dans le train les accoudoirs sont escamotables, le transport en commun, nous mêlons-nous, qui est ce nous, nous touchons, nous accotons, nous nous côtoyons, ne sommes pas à nos places : avons été déplacés, qui sommes-nous. Nous sommes impromptus, nous sommes incongrus, fondus enchaînés, les uns contre les autres, nous nous endormons, nous nous envolons. Nous ne sommes pas des anges. Nous sommes ce souffle, souffle des phrases, souffle du récit : de la vitesse : du transport : nous sommes transportés, nous sommes transférés, nos places, nous ne nous y sentons pas, les virages non plus ne se sentent pas, dans les phares nous tournons, les chocs sont absorbés, Émilie Legendre et ses deux passagères n’ont rien. La remorque qui transportait le cheval, vide au moment des faits, est détruite.

Pendant la fabrication de cette traversée — et maintenant encore au moment de la publier — un sentiment d’imposture m’oppresse : manipuler ces faits, certes divers, pourquoi divers, leurs circonstances, leurs noms, et avec eux les personnes — les parcours — qu’ils mettent en jeu ou en cause me met mal à l’aise au plus haut point. L’impression de « jouer » avec eux, sans eux : dans leur dos ; dans l’impunité ; d’être un trafiquant ; de tirer tout le plaisir du texte du fait divers à moi… Je sens pour autant que je dois traverser ce malaise. Non pour passer outre, mais — c’est encore obscur — pour l’investir. Considérant le livre à venir comme traversée du territoire — territoire de nos vies, territoire national — il m’apparaît que ce malaise pourrait m’en fournir le véhicule. Je ressens qu’il n’y aura pas de traversée-exploration du territoire sans traversée-approfondissement du malaise. Ce mal de mer c’est ça, la traversée du territoire, et je ne sais pas si c’est lui ou elle, mais c’est mortel. Mal de mer parce que non seulement traversée du territoire, mais du déplacé du territoire et de ce que je ressens comme toute une vie de substitution — ou est-ce que je délire ? Ce qui se fabrique ci-dessus, je l’appelle : la traversée de l’impropre ; de ce qui ne m’appartient pas… Cette traversée, ce « nous » — soit au moins, au départ, le couple auteur/lecteur —, c’est, aussi, une pure expérience de lecture : c’est voyager comme seul lire peut le faire ; écrire peut le faire. Reste à répondre à la question de savoir pourquoi — et comment — tout cela est autobiographique… Les textes ici fondus enchaînés — largement recomposés — sont empruntés au journal d’informations politiques et générales de l’Oise, Oise Hebdo n°1421 du 26 mai 2021 — avec, pour qui ça amuse, dedans des morceaux de Rocade de Raymond Bozier (Pauvert, 2000).

La nouvelle cross hybride n’a jamais été aussi proche de nous.

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