#L12 | Attention chutes de phrase

La phrase : La route conduit le bruit. L’air conduit le bruit. La conduction est la propagation. Le bruit est vide. La campagne est vide. Le bruit roule, le bruit fend, enfle. Le bruit roule à vide ? L’air bruit dans le vide. Le bruit vide, le bruit emplit l’air, le vide, le vide se propage. L’air est une tête vide, traversée de vitesses. La route fait le vide. La route est la chasse d’air. Chasse aérienne. La route charge le ciel au-dessus des rideaux des arbres, le bruit de la route s’entend, la route se respire, s’entend respirer, se comprend — on se comprend, sous-entendue, les yeux fermés sur la route, se devine, il est une route sans la voir, elle emplit l’air et l’espace, s’étale, fait tache d’huile. La source du bruit de la route. N’est pas la route. Se trouve au pied d’un arc-en-ciel. Qu’est-ce qui se cherche ?

Je cherche ma phrase au plus proche des mots, de la solitude ou de l’isolation ou de l’insularité des mots, de leur impact ; à l’émettre ainsi. Un désir de précision m’anime — que je suis tenté de rapprocher de la rage de l’expression de Ponge. Cela se traduit par une succession de propositions, énonciations, de formulations, formules, de définitions, par séries d’emboîtements, enchâssements, je cherche mes mots, chevauchements, dans une espèce de concaténation, un mot en appelant un autre, une phrase, nominale ou non, nominale souvent, en accrochant une autre, l’une après l’autre se plaçant à la remorque des précédentes en un train de propositions. J’assimile cela à une démonstration : démontrer le théorème du bruit de la route. La phrase — je veux dire ce qu’il y a entre une majuscule et un point — n’est qu’un morceau, un éclat de phrase, bribe, brique, et le paragraphe ou alinéa — ce que j’appelle séquence — une imbrication comme un Tetris : les formules tombent, les tourner pour qu’elles tombent bien.

La phrase : La route conduit le bruit. Le bruit de la route, vient de la route, ou avec. Avant. La route est conduction sonore. Se confond avec, est annoncée, est précédée par la conduction, ou la transmission, propagation, la voie des ondes, la voie des airs. Ce qui précède ou annonce la route : le trailer, bande-annonce de la route. La bande de roulement. La couche de frottement. Le revêtement ou chaussée. La remorque n’est pas celle qu’on croit. Est dans l’air. Il est des remorques de son dans l’air, des cargaisons. Des chargements. Des charges, des chasses, des vagues : la conduction sonore est aérienne. Le bruit aérien de la route. Est à la traîne, la traînée. Se tenir à la remorque de la route. Qui se tient ? Le bruit n’est là pour personne, ne se tient là, ne se tient pas, s’échappe, le bruit afflue, le bruit s’enfuit, grossit, en fuite, le bruit de passage. La route est passagère. Le bruit conduit la route dans l’air.

Le séquençage est une phrase avec des points. Constellation de points. De pauses, non, poses, non. De suspensions. Un chevauchement de stations. Une chevauchée. Une phrase comportant des points. Comme une équation comporte des signes égal. Truffée. Comporte les signes +, les –, comporte multiplications, facteurs, produits ; quotients, dénominateurs ; sommes ; restes… Il me faut un alinéa entier pour produire une phrase, elle court, couvre tout le pavé comme la couverture nuageuse est tirée sur la quatre-voies sous laquelle je me tiens ce matin d’été et sur les environs. Sous laquelle je vais. Sous laquelle je vais aller, aller me mettre, bientôt, allez, j’y vais, laissez-moi m’approcher, je veux dire : le temps. Ce que j’appelle une séquence ou séquençage — je me souviens du génome — est une espèce de démonstration d’une espèce de théorème, par exemple : Le bruit conduit la route dans l’air. Ou comment je passe de : La route conduit le bruit, à : Le bruit conduit la route dans l’air. Le séquençage c’est, dans mon jargon, la tentative réitérée de produire des espèces de définitions — ce que j’appelle basses définitions. Comment dire ça ? La phrase  « La route conduit le bruit » contient l’ensemble des phrases suivantes jusqu’à « Le bruit conduit la route dans l’air » incluse. La route en l’air. Conduit à moi la route, le nez en l’air, dans le voisinage de laquelle je vais, j’y viens, dans et à travers, et par le voisinage à vouloir, entêté, être plus près encore que ses voisins, qui ne sont pas ses riverains, elle ne connaît pas de riverain, seulement des usagers, de la quatre-voies, jusqu’à y entrer, dans le bruit routier, comme qui irait passer sa tête, ayant enfin trouvé où se tient la free qu’on entend, dans le caisson de basses, s’y fourrer tout entier. Démonstration qui est une manifestation, menée en l’absence de toute rigueur ou logique, ou je ne connais rien à la rigueur ou logique, ou le fin mot de ma rigueur ou logique m’échappe. Tout ce que je peux dire c’est : il y a un fil, et : ce fil étant l’unique voie : ce fil doit être tendu. C’est à la tension de ce fil que je mesure mon désir de ce que j’appelle précision. Cela dit en toute approximation et l’approximation m’étant proximité, l’approximation étant tout mon tact. Et la tangente, ma voie.

N.B. — I want more
J'en veux plus. Je m'étais dit : être dans la phrase comme on est dans une gangue ou dans une chaussette ; en éprouver l'élasticité, la résistance, la plasticité, l'aisance, la motricité ; la regarder de l'intérieur : la regarder faire ; s'activer ; la phrase comme véhicule : engin d'exploration ; sonde ; comme le ver dans la terre l'aère, comme la terre dans le ver le nourrit, avancer dans la phrase est progresser dans le texte : dans sa matière ; assister aux métamorphoses de la phrase, examiner comme une phrase mue en une autre ; la larve dans le bois ; le soi-disant séquençage progressant par mues successives ; ou reptation de serpent, phrase muscle ; phrase tube digestif : la phrase dévore le texte ; que le texte soit dans la phrase comme la phrase est dans le texte, ver et terre, partie et tout… Je me demande : est-ce en le traversant que la phrase produit le texte ?

3 commentaires à propos de “#L12 | Attention chutes de phrase”

  1. la phrase traverse le texte comme l’escargot le sous-bois, en laissant une trace brillante. la phrase traverse le texte comme le soleil les gouttes d’eau : arc en ciel. oh la la les métaphores. mais j’ai pas pu m’en empêcher. il y a beaucoup de choses dans le texte, je me suis accrochée à la dernière phrase, celle qui a tout traversée et arrive, toute essoufflée, au point final.