outils du roman #20 | Il n’est pas cinq heures

chantier initialement publié un 8 avril 2022 (en cours toujours)

(…)

Le lotissement est l’ensemble des maisons qui ont un air de famille. Déclinaisons de la maison, l’une contre l’autre. Au commencement de la rue une porte s’ouvre.

Au début de la rue une porte s’ouvre. Il n’est pas cinq heures. De garage. Des deux, un seul battant. On sort. 

En face de la porte un mur, l’autre côté de la rue. Court derrière une auto les pierres apparentes. En direct du stationnement résidentiel.

Le réveil d’une porte. Le battant vibre sur ses gonds. Une, longue, seconde une note tenue.

Le passage est libéré.

Premier pas hésitant, entre le jour et la nuit. Il n’est pas cinq heures. Le panneau stop, vu de dos. Pas pour moi.

Le silence est un fil tendu entre les toits. Les velux ouverts les hérissent, puits de chaleur dans la nuit qui y tombe. À peine fraîche. Un merle, lui-même tendu comme un ressort ce qu’on appelle son chant.

S’en tenir là. Je ne m’en tiens pas là.

C’est là, le stationnement, un triangle d’autos. Deux sont blanches, avec les portes du garage. Cela se voit dans la nuit. Pas se voit, se sent.

Dans le dos même, vous pousse, dans la nuit. Vous pousse des ailes ou des battants blancs de porte de garage dans la nuit. Dans ma rue.

Les phares d’une auto projettent des fantasmagories, les ombres de l’arbre du jardin du voisin, sur les façades. Les volets fermés. Roulants. Électriques.

L’auto s’entend venir de loin. Elle est, un temps, tout ce qui vient.

Les ombres, projetées, courent, se sauvent, vont se perdre.

Sortir dans ce qui n’est encore pas le jour rejoindre ce qui n’est plus la nuit, n’est rien. Pour personne. 

Une auto, pleins phares, venue du fond de la vallée. Comme le jour. Prend son temps.

Les ombres, projetées, courent, se sauvent, vont se perdre, les branches, leur fuite. Pas venue. Venant.

Les phares des autos projettent les ombres des arbres sur les pignons des maisons. Sa route la conduit là.

C’est ça. Une sortie pour personne.

Les ombres, projetées, courent, se sauvent, vont se perdre, les branches, leur fuite. Se cacher.

Volte-face, je tourne le dos au stop. La marche sur un fil, ne pas être dans les phares, me laisser prendre.

Emprunter la sortie de secours la plus proche. J’allais au plus court prendre l’air, au carrefour, puisque nous habitons au 3, tourner le coin de ma rue mais voilà…

Cela est ma rue. Je remonte ma rue. Le premier pas.

Pas me laisser, en plein dans les phares. Me faire prendre. En plein milieu des phares.

Mon pas me fait, ne pas. Dans ma rue.

… Happer. Surprendre. Dessiner.

Une porte refermée derrière soi. Tout vous pousse. Il n’est pas cinq heures. Dans l’aube et le silence. Le jour ne fait que poindre. Sur ce point l’équilibre est précaire, le pas, recommencé. Le silence, le point du jour est ce fil. Devient. Le silence n’est plus étendu comme la nuit était, on est debout là, est un fil tendu entre le jour et la nuit, garder le silence. Le silence n’est plus l’étendue que la nuit était.

(…)

La nuit tendue au jour, silence ce fil, tendu entre les toits, à peine une rumeur, comme quoi ce serait le jour, elle point.

L’aube.

Sans oiseau, le merle seul. Mâle. Pour le dire. Le merle fondu avec le noir du toit, tuile faîtière si l’on lève la tête seulement, au commencement de la rue, dans son premier chant on appelle ça, tendu comme un ressort. Mâle remonté par son chant.

Le jour, ce ressort que les merles de jardin en jardin, de toit en toit, territoire sur territoire remontent. 

(…)

On sort. Dans la rue la nuit. Il n’est pas cinq heures.

Sortir du sommeil dans la rue. Se fait en un glissement.

Je sors dans ma rue. Je suis dans la rue. Elle dort. Ma rue dort nue. Pas nue. Vide. Pas vide. Comme elle est. Elle s’est endormie comme ça, sur elle-même. Ma rue m’apparaît comme elle est. Quand elle est vide. Pénétrée d’elle-même. Pas pénétrée. Plongée en elle-même. Insensible à elle-même. Dans l’insensibilité à elle-même où elle est. Absente à elle-même. Telle qu’elle est quand je n’y suis pas. Je suis au début de la rue.

Je me retrouve au milieu de ma rue.

Ma rue n’est qu’un courant d’air. Le jour. Sauf qu’il n’est pas cinq heures, l’air non plus, n’est pas levé. Personne.

Presque pas d’air. Cette nuit on a ouvert dans les combles et ça n’a presque pas fait d’air. Juste mal à la gorge.

Ma rue pénétrée d’elle-même. Vidée. Ma rue dans son sommeil. Ma rue de nuit. Je suis dans ma rue. — Vu qu’elle est sans trottoir. Elle est comme semi-piétonne. Que ses façades sont aveugles, vus ses murs. Qu’elle est toute façonnée, taillée dans la même matière. Sans mouvement. Je pense à une scène de théâtre vide. Je pense au vide d’une scène de théâtre.

On est debout dans la rue. On se tient. Le caniveau central seul garde-corps.

Coque vide.

La rue aux deux bouts — L’un est là, au début de la rue. L’autre est à l’autre bout. Quand on remonte la rue. Au bout de la courbe qu’elle fait, elle débouche sur la même route, plus haut. On se tient là. On en est encore au début.

Dehors, l’emprise de la maçonnerie se fait aussitôt sentir. Les façades, mitoyennes, font couloir, il y a, il y a là, une conduite à tenir. — À suivre.

La respiration se tient debout là retenue entre deux pas. La question se pose là. Se pose non. Qu’est-ce qu’on fait. La question est soulevée. Le pas aussi reste en l’air. Qui ne bouge pas.

La rue est sous la pression des murs. Sous le regard, même aveugle, des maisons.

La rue, ce sont toutes la même maison. Pierres apparentes dans le prolongement des murs dans les autres. Distribuée. Même gris.

Ce qu’il faut dire c’est que tout est éteint. La rue, la route sont éteintes. Dans l’extinction générale, les pignons, façades, les autos phares éteints, les murs sont seuls, sont les premiers à capter le jour qui n’est pas encore là. Le moindre jour.

Elle n’est que maçonnerie couleur chair. Couleur pierre. Elle est pâle dans la nuit, elle apparaît. Elle m’apparaît dans sa nudité. Dans son vide. Pas son vide. Dans son espace. Volume.

Elle est ma rue et je ne l’ai jamais regardée. Pas les yeux. Elle me vient en grisaille. Couleur d’autos, froides, voilées de rosée, neutre.

Elle ne s’attend pas à quelqu’un. Je la surprends dans sa chair. Ses tons chairs, dans la nuit. Dans sa lumière propre, intérieure. On dirait qu’elle conserve en ses surfaces un souvenir ou un sentiment infime du jour pour, ainsi, vibrer. Une lueur, une pâleur de jour.

C’est tout matière de cimetière.

Elle me fait une impression de nudité. Ma rue nue. Ma rue non. La nuit nue.

Le jour n’est pas là. Pas encore. Pas le jour. Une pâleur, plutôt une faiblesse de la nuit, il point. Un point de défaillance. Ça lâche. De point en point le jour gagne.

Les distances sont de retour. Le couloir de la rue au fond du regard redéroule sa longueur.

Une pâleur, où se devine une blancheur, de la nuit, couleur chair, les pierres autour sont de chair froide, grises. Elles me conduisent. À l’horizon des murs au bout des impasses des faîtes, sur les toits des autos le gris d’aube s’auréole, les chairs diffusent.

(…)

N.-B. — Les notes ci-dessous se sont agglomérées au fil de l’élaboration du texte. Je les donne à lire dans leur désordre.

Un texte plein de / tout en suspens. (Je repense à la diversité / versatilité de formes que prennent les chapitres du « roman » Fmn de P. Alferi.) Un texte bâti / à la dramaturgie bâtie sur / pendu/e à sa suspension. Des phrases points de suspension — ce pourquoi, d’alinéa en alinéa, elles vont peu ou prou par trois (multiples de). Rythme ternaire des alinéas. Les mots : pas. Retours, scansion de : pas. Cela est ma rue : ceci est mon corps. J.M. Gleize dit, à propos de Guillevic : poésie notative. Je pense : haïku. P. Reverdy (ses tableaux / paysages paradoxaux ?). J.L. Debry, Le cauchemar pavillonnaire. Je rejoue là le début des Vagues, V. Woolf. Les phrases alternées / rectificatives / contradictoires dans Mon binôme, C. Pennequin. Le divers est gratuit = le réel est gratuit, en toute gratuité, mes notes / notations sont gratuites (le haïku est gratuit, inemployé) = ne savent pas où elles vont, non-orientées ? L’azimut est le bout (l’autre) de la rue. Travailler à le faire pas après pas sentir : je remonte ma rue (comme un ressort — un mécanisme ?). Un pas = un alinéa. Château branlant. Un tremblement. Je retrouve la formulation en versets de mes Contenus enlèvement (2006-10). Le décousu de la chose. Je pense au luxe de détails que fourbit P. Patrolin, une décomposition ainsi du mouvement (du désir). Le projet n°210410 se présentera comme un recueil de poèmes en prose / proses poétiques — mais sera un roman. Pour le départ de son pharmacien de Taxham Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, P. Handke fait parler (ou plutôt : dire ?) un corbeau. Et ça passe. Le blanc agit à la fois comme suspension du texte et fondu enchaîné / emboîté entre ses éclats, il y a glissements. Il suggère des prises de relai de la parole du récit et est un activateur de son rythme. Il construit aussi une polyphonie : les alinéas / versets ne vont pas tous dans le même sens, ou diversifient / multiplient l’optique de l’ensemble. Pour une dramatisation de ce qui n’est rien (J. Rancière), qu’un lever de jour. En direct de la fabrique du lever du jour dans ma rue, de la fabrique ou de la folie. Nobody Makes Me Crazy (Like I Do). J’imprime à la venue du jour un énorme ralentissement. V. Colonna (Autofiction et autres mythomanies littéraires) cite Céline : « Je suis un coloriste de certains faits ». Colonna : l’effet doit supplanter les faits. Concevoir moins une chronologie qu’une superposition de couches. C’est comme cela que les alinéas agissent les uns sur / derrière les autres, et les chapitres ou parties ou épisodes du livre entier de même : le dernier vient se placer devant tous les autres (que je n’ose appeler précédents). Faire écran. Le temps n’est plus ligne mais profondeur. Peut-être l’écho est ce qui se rapproche le plus de l’essence du temps, ou la meilleure manière de me le représenter. Dans ce livre, chaque subdivision serait une réplique. Reprise. Un instantané, voilà ce que chaque alinéa est, un laps de temps. Saut de ligne laps de temps. Le remonter c’est le tendre ou le faire craquer. Le temps ? Un ressort. Le texte / séquençage se construit selon une logique du retentissement. Étirement du temps jusqu’à génération d’un espace-temps non pas hors du temps, mais concurrentiel à lui ? Tout est inventé parce que vécu en mots (source de l’autofiction ?). Ce qui arrive me vient en l’écrivant. Cela m’arrive en écrivant. L’événement est l’écriture même. L’aventure. Se vit en écrivant. Cet espace-temps concurrentiel est celui de l’écriture. J.P. Goux (La fable des jours) : « écrire n’est pas faire le récit de ses jours ». Je dis : fabriquer. Je dis : trafiquer. Intriguer — et je me souviens d’U. Eco : « la prise de vues en direct reste l’un des derniers refuges du profond besoin d’intrigue qu’il y a en chacun de nous ». Le point du jour devenu fil, du récit. Étiré, filé. Sur lequel je vais. En équilibre. L’écriture est ce travail d’étirement ou de filage. Ces retours à la ligne incessants sont aussi ma perdition. Ma fébrilité. Mon instabilité. Le constat de mon impossibilité à établir le texte. Ou comment s’emmêler les pédales. La progression dans le texte est une chute en avant dont je ne cesse de retarder le moment final. Où ça se casse irrémédiablement la gueule. L’atterrissage — ou réception ? Une manière de rétablir l’équilibre précarisé à force de sauts de ligne, rendu intenable sera de sauter, juste avant le moment fatal, une page ? Se rétablir sur la page suivante — sauts de page ci-dessus matérialisés sous la forme : (…). Repartir de cette position de stabilité, l’appui de la page blanche. Ainsi vient la mise en page en poèmes (recueil) (ou en scènes ?). Cliffhanger permanent. « Les définitions rhétoriques du verset se fondent avant tout sur la tension entre vers et prose.  (…) entre constructions lyrique et narrative. Le verset serait un entre-deux qui produit une hésitation dans la reconnaissance précise d’une forme » (Antonio Rodriguez, Verset et déstabilisation narrative dans la poésie contemporaine). Voir mes basses définitions du verset (220213). J’imagine ou postule une simultanéité des « scènes » (sauts de page), ce sont des couches : le temps y prend en épaisseur, le volume du livre y gagne (en retentissement). Le livre est d’abord un volume. C’est parce qu’il est un volume, sans doute, que je continue de désirer le livre. Un volume feuilleté. C’est donc un objet, auquel je travaille. Sentir qu’entre les pages, dans le livre fermé même, les versets jouent entre eux, se frottent (comme entre des cuisses, une érotique du livre, un plaisir érotique du livre, le livre comme périnée — tout cela, périnée, volume, me vient de Quignard). (Un livre auquel on continuerait de prendre plaisir une fois fermé. Les yeux levés. Teaser permanent.) C’est encore pour des questions de volume que j’entends mon texte mis en voix (ou en ondes), dans son élaboration même, j’écris en voix, la voix en constitue le fond. Orienté-objet, orienté-voix. Et si les versets de la page présente s’imbriquaient dans ou entre ceux de la page précédente, la double-page comme bande velcro (idem le recto-verso) ? Je me prends des claques lorsque je lis les pages de J.P. Goux à propos de la fonction de canalisation du roman. Canaliser les pulsions d’écriture, c’est évidemment toute ma difficulté. Parvenir à quelque chose qui se tienne, ne fuie pas de partout. P. Bouvet aussi produit des page turners. Versets = contrepoints. Il y a des versets entre parenthèses (en sourdines), il y a des versets à la première personne (ou à la troisième) ; il y a des versets didascaliques, versets fonds, d’autres prennent la parole, versets figures ; versets actions / acteurs, versets commentaires / commentateurs. Un livre qui se tient est une question d’espace-temps : comprendre, être fidèle, faire confiance à l’espace-temps que le travail de ou dans l’écriture met en place. M’en tenir à ma bande velcro, à un feuilletage velcro : des espaces-temps s’imbriquent les uns dans les autres, dans une horizontalité en tiroirs — les versets formant crochets et boucles, s’accrochant les uns aux autres, d’une page à l’autre, scratch. Tourner le dos au temps linéaire (à la spatialisation linéaire du temps), c’est ce à quoi mon écriture m’incite, c’est ce que je comprends seulement maintenant. Dans son recueil La vie unanime, J. Romains met en exergue d’un poème un extrait d’un poème précédent, ainsi le jeu de tiroirs, tirez sur un vers, il en vient d’autres… Roman en éclats poétiques : Le voleur de Talan. Témoignages successifs qui viennent en approfondissement ou en contradiction (ou incohérence ?) — comme dans ces affreux documentaires. Une dynamique en versets. Quand je mets bout à bout mes phrases nominales, mes phrases qui se disent non, se disent mieux, se précisent ou dévient, je me souviens des néons clignotants de B. Nauman, je me souviens des diaporamas et fascicules d’adjectifs de R. Barry, It is… it isn’t… La canalisation en ce moment est tout le travail. Je pense compte-gouttes. Drops. Les « effets fantômes » de Y. Liron. « (…) et que l’heure était celle-ci qui dure tandis que j’écris »  (J. Réda). Versets qui sont comme des génériques, qui me viennent facilement mais sont les plus délicats à insérer. À digérer. Parce qu’ils sont des lignes de fuite, pas des canalisations : ils en disent trop, ils veulent dire, tout tout de suite. Spoilers… — Juin 21, dans l’élan de l’atelier #Baudelaire (avril et mai y sont passés) et l’idée d’opérer la jonction avec l’été et #Faire un livre, je m’enquiers des mois écoulés sans Tiers Livre et découvre parmi les propositions (et autant d’occasions) manquées cet exercice-ci : Outils du roman #20 Les yeux fermés. C’est tout indiqué… Mon extrême lenteur et la densité de consignes de l’été 21 laissèrent le chantier #Les yeux fermés en plan. Je le reprends ces jours-ci (que je suis plus que jamais dans le labeur de « faire un livre »).

4 commentaires à propos de “outils du roman #20 | Il n’est pas cinq heures”

  1. Très sensible à votre relation au texte et au temps, que je partage aussi, ainsi qu’à votre rapport plastique, sculptural, à l’objet-livre, à l’oralité, la parole qui s’écrie derrière l’écrit, parole muette des choses, la rue, étroite, se prête à cette exploration du ténu, qui pourtant se tient. Merci, au plaisir de poursuivre.

  2. quand le codicille dévore le texte, l’histoire de l’écrivain rendu fou par la réflexivité, comme d’habitude je ne peux m’empêcher de sombrer dans le loufoque, d’imaginer ce codicille qui commence à délirer à introduire des noms de faux auteurs et à partir dans quelque chose de tout à fait inquiétant où l’on comprendra que c’est dans cette rue que l’assassinat a eu lieu que c’est pour cela que l’auteur est complètement bloqué sur ces lignes lacunaires et suspendues… pour débloquer tout cela, une seule solution, répondre à la question : qui as-tu enterré dans le jardin? Plus sérieusement, toujours intéressant d’aller capter tes références pour les lire à mon tour. Je suis adepte de ces paysages de banlieue très ambigus.