#L3 | Transhumance

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ils se sont levés tôts dans la nuit pour l’annuelle transhumance, le retour vers la terre familiale, celle qui ne les a pas nourris mais qui résonne toujours en eux, malgré tout, le rituel de l’été, le pays, l’arrivée, enfin, comme point final de la route qui s’arrête et c’est pas trop tôt, le village est le dernier, un vrai trou, comme dernière est la maison encore invisible, muette encore, il fait chaud, il fait soif, tandis que se prépare la rencontre avec les cousins, les mains des deux vieux triturent déjà le chapelet des histoires à raconter depuis la dernière fois, elle en a assez de venir ici, passée la source, elle n’en peut plus de ces traversées, les embarquer dans la 2CV, armes et bagages, à quatre heures du matin, à la fraiche, puis partir à l’assaut du Mont-Cenis, en espérant qu’elle tiendra le coup, ça la crève ces voyages, depuis qu’elle a cette voiture, elle n’a servi qu’à venir, chaque week-end, les visiter, les voir, eux et la gamine, et puis rien d’autre à faire que de s’engueuler au bout du compte, ne comprennent rien, ou les trimbaler jusqu’ici, la maison, son ombre, les avalera tout entier encore une fois, quelle chaleur après la glacière du col, tandis qu’au dehors, la forêt, comme s’il n’y avait qu’elle pour les conduire jusqu’ici, la source continueront d’emmêler leurs paroles de feuilles et d’eau, le chemin est là, c’est toujours la même chose, la même chanson, sous le berceau des arbres et les pieds, allumer une cigarette, aspirer une longue goulée, encore chaussée de talons toujours trop hauts, les pieds se tordront, c’est ridicule, pourquoi a t’elle mis ses chaussures, précisément aujourd’hui, elle n’a pas eu le temps de préparer correctement ses bagages, sur les cailloux et les corps, en équilibre, elle ne se sent pas la bienvenue ici, recevront les embrassades des cousins on les entendra bientôt et longtemps avant de les voir, une divorcée, à croire qu’ils n’ont jamais vu ça, avec une enfant, par le froissement des branches auxquelles ils se retiennent dans la descente, ils ne savent pas comment s’adresser à elle, leurs cavalcades, leurs regards sont différents dès qu’ils se posent sur elle, les chocs répétés de leurs sabots sur les pierres, l’aboiement des chiens, elle repart demain, de ça elle en est sûre, qu’une seule parole saura faire taire Chitou’ et leurs museaux tiédes fouilleront leurs mains, elle réprime un mouvement de retrait, ça sent la bête et l’homme aux champs 

odeur de l’air chaud, du foin, odeur de sueurs des cousins, leurs peaux cuivrées de paysans portent en clair, les marques de leurs vêtements, odeur de la maison encaustique, cheminée éteinte, et toutes vos cigarettes, odeur froide de l’eau de la source et son trajet de petite pierre jetée dans tout le corps, odeur des pivoines rouges éméchées sous la pluie, poivre très léger, odeur de lait, de fourrure tiède des chatons, odeur de la vitre froide, odeur du café réchauffé dans la casserole en fer brulant, odeur du linge crispé de gel l’hiver, odeur des châtaignes mises à cuire à même la fonte du poêle, tu rêves de croquer à même la tablette de chocolat comme sur la réclame

on est arrivés, il le voit, à travers les arbres, qu’il faudra bien encore faucher dans la pente, on est arrivés, c’est long cette route pour quelqu’un comme lui qui n’a pas l’habitude de rester assis, et sans rien faire, c’est long il a fait chaud, puis froid puis chaud encore et elle n’a rien dit, absorbée qu’elle était par la route, c’est fatigant, il comprend bien, mais elle pourrait avoir une parole de temps en temps, il a l’impression qu’elle est toujours en colère, tout comme sa mère, sa fille, avant de les quitter, de les planter là, et se remarier, dans les prés tout autour de la maison, l’envie est forte d’allumer un cigare, se remarier, de veuve qu’elle était, la pauvre, si jeune, enfin, c’est la vie, ça arrive, retourner les foins pour qu’ils séchent, rien qu’une bouffée, avec un américain, prier dieu ou diable que la pluie ne vienne pas tout ruiner, les mettre en tas, boire un verre, rien qu’un, et les petites tout autour, courant ramasser ce qui reste de foin oublié et puis, dans les grandes toiles, les quatre coins embrassés dans un gros neud, en faire tenir le plus possible, le plus vite possible, avant que le vent d’orage n’en éparpille la moitié et que la pluie le gâte, se hâter de tout remonter à dos d’homme et de femme, comme des bêtes et puis, à la fin du mois, il faudra repartir vers l’usine, les haut-fourneaux, tandis qu’elle en Amérique

odeur de la maison, poussière, lavande et pierre, pommes séchées et naphtaline, foin sec,  odeur de l’été sur la peau cuite et salée, odeur des vaches, herbe broutée, bouse, étable chaude et lait, odeur de la petite ardoise, celle de l’éponge sale et un peu moisie, rangée humide dans sa boite de plastique étoilé jaune soleil, odeur et cri de la craie sur le tableau, tu voyages dans les miroirs, les galaxies de poussière et les boutons de verre des portes, tu crois qu’un poisson vit au fond de l’évier, tu vois son oeil battre blanc, noir au fond de la bonde, odeur du plat de terre jaune, dans ses veines grises, beurre, lait, fromage et ail, une pointe de muscade, odeur des mains de Mamé, lessive, savon, odeur de petit cadavre fade de la viande donnée aux chats, qui les rend fous d’envie, odeur des cartes parfumées, rose, fête des mères, paillettes crissantes au fond de l’enveloppe, odeur de bête tendre, forêt, foin sec, terre et poussière, grain et poulet cuit, laine, le chien, enfant superflue, tu les rassasies

quittant la pièce au milieu des galaxies de poussière qu’elle soulève, et puis elle travaille, la pauvre, on sait bien, lundi elle doit être de retour au bureau, elle n’a pas dit un mot de tout le voyage, elle est fatiguée, nous quittant tous, elle fera s’envoler une dernière fois le rideau, quel bordel, ce trou perdu ! qu’est-ce qu’on peut se faire suer ! c’est ce qu’elle dira, tenir un rateau, c’est pas son genre, lire, ça oui, elle y passe des heures, alors que quand elle était petite, qu’est-ce qu’elle pouvait s’amuser ici, elle n’a pas eu de chance, cette enfant, maintenant, elle ne tient pas en place, un morceau de ciel, la branche d’un arbre, elle reviendra courbée, charriant son ombre jusque sous le porche, avec, dans ses mains, le ciel en équilibre renversé dans la cuvette et des étoiles s’ouvriront sur la terre noire, et des petits lacs gicleront sur les pavés du porche, traçant son chemin de la source à la cuisine, elle fera encore une remarque sur le manque de confort, sur la façon qu’on a de vivre ici, elle fera sa toilette rapidement et on lui dira au revoir, on sait, on va encore l’agacer, en lui disant fais attention, ses yeux se lèveront vers le ciel, enfin, le plafond, elle verra les mouches autour de la lampe, il fera chaud, un peu trop chaud parce que c’est l’été et qu’ici pour la cuisine, pour cuire, on n’a rien d’autre que le poêle à bois, faut bien manger ? elle ne répondra rien et s’avancera pour nous embrasser sur la joue, son grand-père, puis la petite, pourvu qu’elle ne se mette pas à pleurer cette année, des heures ça dure des heures, oui, c’est difficile pour elle, des heures ça prend pour la consoler cette enfant de voir partir sa mère, tandis qu’elle, elle se voit claquer une dernière fois la porte sur ses talons et ses talons claqueront de plus en plus faiblement à mesure que l’avalera l’escalier, et seule, elle rejoindrait la 2CV prononcer son nom fait peur, se signer au nom du père, du fils et… dans son nom battent de lourdes plumes, la vôlp’ vient la nuit et quand elle était jeune avec sa sœur et son frère, ils étaient si pauvres qu’ils allaient voler le maïs, oui, jamais personne ne l’entend et même les chiens n’aboient pas, ses vêtements, toute en noir, toujours, qu’elle ne porte que le dimanche, repassés, pour le voyage et le quinze août au village, le pain est même coupé la veille, à la fin des repas, son assiette hérissée de toutes leurs fourchettes, ça vous fait rire, vous riez, riez, mais vous n’avez jamais eu faim, heureusement, vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir faim, je n’aimerais pas, non, revenir à ma jeunesse, ça non, c’était bien trop pénible, c’est pénible, la vie, quand ma sœur est morte de la grippe espagnole, c’était affreux, et on n’avait rien à manger, le père était parti, on lui disait toujours vous au père, à notre mère, non, mais elle était seule à élever trois enfants, c’était la guerre, quand on fait éclater deux anneaux au col de la bouteille, je te dis que tu auras une lettre, un anneau, c’est une visite, une pastille ? c’est un mot qui sent la menthe, il claque contre les dents, la blanche c’est la lune, la lune quand elle est pleine, on y voit ses yeux, sa bouche, en ombres grises dans le sucre, la lune fond sur ma langue, jusqu’à disparaitre, comme vue dans le ciel en plein jour

odeur de lavande, odeur de savon des mains rugueuses qui savent raconter des histoires, rafistoler l’ours en peluche, tirer les cartes, éloigner les cauchemars et tordre le cou aux lapins, odeur du tissu neuf des tabliers noirs, odeur de savon et de chagrins d’enfant consolés

tu es toujours malade en voiture, tu voyages toujours à l’arrière, tu attends d’avoir l’âge de faire le trajet à l’avant, et dans notre arbre, le grand cerisier qui retient le ciel, tu crois que les oiseaux y parlent aussi, tout comme nous, le patois ? au milieu de la soucoupe ronde de son ombre de midi, il porte tous tes voyages, suspendue, la bouche grande ouverte à mordre, à avaler tout le bleu, puis la sieste suivra son ombre, tirant les couvertures cousues de brins de paille, vous quitterez un ilot d’herbe alourdie de vos corps, le nez rempli de l’humide de la terre et son châle sur tes yeux filtre, aux travers des mailles, mille petits soleils, tu le sais déjà, avant même d’être arrivée jusque là-haut, tu en as déjà le dégoût et tes lèvres refuseront d’abord le bol ébréché et sale, les mouches, la lumière pure descendue dans ta gorge jusqu’à l’écœurement avec encore des brins d’herbe qui surnagent tandis que tes pieds se plantent dans le crotté de l’étable, tu traineras en partant l’odeur des bêtes dans tes mains, c’est l’été

A propos de Françoise Durif

Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A, malgré tout, connu quelques happy-hours. Et heureusement, il y a l'écriture !

6 commentaires à propos de “#L3 | Transhumance”

  1. Une belle et émouvante plongée dans un pays fait d’odeurs, de chagrins, de pudeurs.

  2. « …les mains des deux vieux triturent déjà le chapelet des histoires à raconter depuis la dernière fois… ». Et toi donc ! Quelle extraordinaire précision dans le nom de l’Enfance ! Le châle du dernier paragraphe, filet à soleils. Sinon, je te le confirme : il y a un poisson dans le fond de l’évier. Tu avais raison. Je l’ai vu aussi.