transversales #04 | centres de gravité ?

« Le passé est un abîme sans fond qui engloutit toutes les choses passagères ; et l’avenir est un autre abîme qui nous est impénétrable. L’un de ces abîmes s’écoule continuellement dans l’autre. Nous sentons l’écoulement de l’avenir dans le passé et c’est ce qui fait le présent, comme le présent fait toute notre vie »

Pierre Nicole

in Petits traités pascal Quignard
A012R3FP

Il est allongé sur un rocher qui fait comme un promontoire au-dessus de la mer. Les yeux perdus dans le vague, il regarde les nuages qui passent. Il vient là chaque jour à l’écart de la ville et de son bourdonnement incessant. La ville, il en connaît chaque recoin. Et tandis qu’il reste allongé là, il les parcourt, en explore chaque rue, chaque porche, chaque façade. Et les passants le croisent sans le voir, sans même le regarder. Mais il est habitué à n’être qu’une absence qui flotte entre deux mondes, une absence attentive, une sorte de témoin de la cité dont il recueille la trace au jour le jour pour qu’elle se perpétue. Il n’y a pas un être qu’il croise dont il ne connaisse les secrets. Son visage de pierre se découpe sur le rivage, surgit de la pensée du voyage, de l’arrachement à la terre. Autochtone dans son principe il devient fluide pour se glisser à travers les ruelles. Minéral il dérive vers son reflet qui le précède, poursuivant le rêve du voyageur dont il imite avec soin le déplacement immobile. Chaque pas est une odyssée, une exploration de l’espace, precautioneuse et hardie, déployée et prudente. Et dans la lenteur la silhouette rouge disparait aux yeux des passants comme lui l’être sorti de la terre pour venir hanter l’espace, en déformer les repères, le rendre à la mémoire intemporelle des contraires qui s’unissent. Il entend les rumeurs de la ville, les échos des pas sonores. Il pousse en avant les équilibres. Il s’avance à pas comptés parmi les centres de gravité reliés entre eux par l’attraction de leurs soucis qui les précipite à travers le monde. Car c’est le souci qui les a mis en marche tous ces corps précipités, c’est le souci qui met le corps tout entier en mouvement. Comme un objet céleste il exerce et subit l’attraction  des autres corps. Alors, lui, il singe comme un disciple attentif, imite la danse quasi immobile de la créature de chiffon sortie du fond des rêves, dont le pas suspend indéfiniment la branloire pérenne des hommes. C’est avec lui aujourd’hui qu’il traverse la ville, en revêt la tunique de rizière. Caillou , il se fait eau vive, marche aux bords du temps, devient le feu central qui sauve l’univers, et fantôme de son propre principe, avance parmi les ombres, dont il cherche à conserver la mémoire. On en voit qui courent à petite foulée pour distancier l’angoisse persuadés que la vitesse acquise la tiendra en respect. On pourrait ainsi faire semblant d’exister tout en habitant le néant. Le vêtement ajusté au corps le geste libéré des entraves le souffle savamment contrôlé ils se fraient un chemin à travers la foule qui se hâte sans ressentir combien ses mouvements désordonnés la rendent mortelle. Les coureurs sont de ceux dont l’esprit se manifeste dans la ligne épurée. On les voit passer on éprouve une sorte de respect instinctif comme s’ils appartenaient à une autre espèce une qui aurait été soustraite à la contrainte. Plus lourde et plus désordonnée la marche des préoccupés, ceux dont les corps sont saisis par la nécessité rendue palpable dans le claquement de leur talon sur les marches de l’escalier. L’attraction les entraîne même lorsqu’il croient être maîtres de leurs mouvements. A travers les voies chtoniennes leur rumeur se propage indifférente. Ils s’écoulent et ne finissent pas, entretenant un présent continu et sans fond.

A propos de Christian Chastan

"- En quoi consiste ta justification ? - Je n'en ai aucune. - Et tu parviens à vivre ? - Précisément pour cette raison, car je ne parviendrais pas à vivre avec une justification. Comment pourrais-je justifier la multitude de mes actes et des circonstances de mon existence ?" F.K.