Transversales #04 | Et si…

Le petit chien de monsieur Bellina était un cocker noir. Monsieur Bellina était un vieux monsieur qui habitait à côté de l’école de Saint-Avit-les-Monts, juste en face. Il était en retraite et avait dressé son chien à ramener le journal. Le petit chien de monsieur Bellina allait, chaque matin, jusqu’au centre du village pour chercher le journal de son maître qu’il ramenait dans sa gueule. Il faisait un kilomètre aller et un kilomètre retour pour se rendre, depuis l’école, jusqu’au café, buraliste et maison de la presse du village. On connaissait bien le petit chien de monsieur Bellina dans le village, mais on ne connaissait pas son nom. Monsieur Bellina s’appelait Gino. Mais personne n’avait jamais donné de nom au petit chien de monsieur Bellina. Pas l’instituteur de CM2, en tout cas, qui se moquait du petit chien de monsieur Bellina qui allait, chaque matin, chercher le journal au centre du village. Elle, elle s’en fichait de tout ce cirque autour du petit chien de monsieur Bellina. Ce qu’elle voyait, alors qu’elle était assise au fond de la classe près de la fenêtre, c’est que le petit chien de monsieur Bellina avait le droit de sortir tous les matins pour faire une petite promenade. Elle pensait que ça pouvait être rigolo, d’être le petit chien de monsieur Bellina. En tout cas plus rigolo qu’élève de CM2 à Saint-Avit-les-Monts où elle s’ennuyait profondément. Il n’y avait pas de place à la rêverie, dans cette classe. A part quand elle voyait partir le petit chien de monsieur Bellina tous les matins. Son regard butait sur le panier de basket de la cour de l’école et sur ce petit cocker noir qui avait l’air d’être bien gentil. Elle aurait voulu le caresser et partir avec lui dans le centre du village plutôt qu’écouter le maître faire la leçon du jour. Géographie, histoire, mathématiques, physique. Elle s’en fichait un peu de tout ça. Elle ne se sentait pas concernée par toutes ces histoires qu’il fallait apprendre et qu’il fallait restituer le lendemain. Elle s’en fichait complètement et n’avait pas envie de devenir adulte. Enfin pas comme on lui avait demandé d’en devenir une. Elle aurait préféré être le petit chien de monsieur Bellina qui avait le droit de sortir tous les matins, à la même heure, pour aller chercher le journal. Ce qu’elle aimait, c’était parcourir les pages du dictionnaire qu’on avait donné à tous les élèves de CM2 en début d’année. C’est tout ce qu’elle aimait. Regarder le dictionnaire. En dehors de ça, elle aurait préféré se promener avec le petit chien de monsieur Bellina et parcourir les rues de son village. D’autant que le petit chien de monsieur Bellina avait l’air toujours gai. Chaque matin, il s’en allait pimpant et fringant vers son destin de chien qui ramenait le journal à son maître. Un exploit qui faisait sourire certains et qui déplaisait au maître de CM2 qui se moquait du petit chien de monsieur Bellina qui était un idiot de faire ça. Enfin c’est ce qu’il disait. Mais ce n’était pas forcément plus idiot que d’écouter chaque jour des leçons qui devaient être apprises pour avoir « un beau métier plus tard ». C’est ce que se disait la petite fille qui préférait rêvasser plutôt que d’écouter des leçons qui ne l’intéressaient pas.

Tous les mercredis matin, ils sortaient du catéchisme dans le presbytère près de l’église en n’oubliant jamais de se rendre dans la petite épicerie au centre du village. C’était une petite épicerie de campagne, avec ses tomettes au sol et ses rayonnages des années 50. C’est la mère Vallée qui tenait cette petite épicerie tant bien que mal alors qu’à deux kilomètres de là, Leclerc avait installé son supermarché. Une véritable révolution pour Saint-Avit-les-Monts et pour toute la région d’Aurelcastel. Finie l’épicerie et les petites supérettes. Place au supermarché made in Leclerc, à l’heure où le made in China avait fait son entrée au rayon jouets, à Noël. La petite épicerie de la mère Vallée tenait le coup tant bien que mal avec le boucher, le charcutier et le boulanger. Ils avaient leur fidèle clientèle. Et ce sont surtout les enfants qui sortaient du caté qui allaient piller le rayon bonbon de la petite épicerie. La mère Vallée y vendait des bonbons à l’unité. Mais dès qu’elle avait le dos tourné, une bande de petits catéchumènes faisait la razzia sur le rayon bonbons et mettait leurs doigts sales dans les boîtes rondes en plastique transparentes. Ils en volaient autant qu’ils en achetaient. A cette époque, on achetait tout en francs. Avec deux francs, on avait au moins dix bonbons. La petite fille, elle, n’allait pas au catéchisme. Elle n’allait pas faire sa communion. Ses parents ne voulaient pas et elle s’en fichait pas mal. En revanche, ce dont elle rêvait, c’était de ces petits bonbons acidulés de la marque Haribo qu’on pouvait acheter à l’unité. Elle n’avait pas le droit d’aller à l’épicerie pour s’en acheter. C’est pour ça qu’elle n’avait pas d’argent de poche. Alors elle s’est créée une petite cagnotte en guignant quelques sous dans le porte-monnaie de sa mère. C’était des petits larcins qu’elle faisait toujours le cœur battant. Elle allait ensuite, toujours le cœur battant, à la petite épicerie pour s’acheter des bonbons, ceux qui la faisaient saliver quand ses copains en parlaient, des fraises Tagada, des bananes, des bouteilles de Coca et des rouleaux de réglisse. Elle n’avait envie de manger que ça et pas le déjeuner ni le dîner que lui préparait sa mère. Elle préférait les bonbons aux steaks-haricots verts. Son petit manège avait duré six mois. Puis un jour, son père l’a prise à partie en demandant si elle allait à l’épicerie s’acheter des petits bonbons. Elle avait dit que oui et son père lui a interdit de retourner chez la mère Vallée pour s’acheter des bonbons. Il préférait qu’elle mange les repas de sa mère plutôt que les bonbons de la mère Vallée. Elle était dépitée. Elle avait huit ans. Elle, elle préférait largement les bonbons aux steaks-haricots verts de sa mère. Elle était punie et elle ne comprenait pas pourquoi. Pendant ce temps, ses camarades de classe qui allaient au caté continuaient à aller chez la mère Vallée voler les bonbons qu’elle n’avait pas le droit de manger.

D’un côté l’épicerie sociale, puis les Restos du Coeur, l’association Saint-Vincent-de-Paul et, sur l’autre face, le Secours populaire français. Même lieu, même endroit pour la soupe populaire, dans les locaux d’une usine désaffectée. Depuis vingt-cinq ans, à Aurelcastel, les entreprises ferment ou délocalisent. Depuis vingt-cinq ans, ceux qui ont décidé de rester dans la région ont retrouvé un travail. Mais pas tous. Il y a toute cette population qui vit sous le seuil de pauvreté, avec un RSA. Il y a toute cette population de travailleurs pauvres, des mères de famille qui se retrouvent seules à élever leurs enfants. Il y a ces retraités qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts avec une maigre pension qui a dû mal à les faire vivre. Tous les jeudis, jour de distribution alimentaire, il y a la queue devant chacune de ces associations humanitaires qui s’occupent de donner quelques denrées périssables et non périssables à ces familles-là. Et depuis l’arrivée du Covid-19 et de ses conséquences, la queue a explosé devant chacune des portes ouvertes pour donner ce qui finira dans le frigidaire et les placards des bénéficiaires. Des locaux qui ont été prêtés par la mairie d’Aurelcastel, qui a racheté tout un parc d’entreprises qui ont fait faillite dans l’espoir, sans doute, de réinstaller un peu d’industrie. Peine perdue. Ces locaux abritent désormais des associations qui permettent aux retraités d’Aurelcastel de se divertir. Et tout un local, près de la déchetterie et des services techniques de la ville, sert désormais à servir la soupe à des gens éjectés par le système. Ils ne se plaignent pas et viennent avec leurs sacs de supermarchés et leurs cabas remplir, pour une semaine ou quinze jours, de quoi nourrir leur famille. C’est qu’il va falloir préparer des repas, élaborer des menus avec ce que l’on donne. Avec ce que les supermarchés de la région donnent en denrées périssables à limite de date. Avec ce que récoltent les associations deux à trois fois par an à la porte des supermarchés pour que ces denrées non périssables se transforment en tonnes à écouler tout au long de l’année. Il y a les produits d’hygiène, ceux pour les nourrissons. Il y a aussi quelques migrants, placés dans des CADA, à nourrir le temps de quelques mois. Des jeunes gens qui viennent de Mauritanie, d’Erythrée ou d’Afghanistan. Il y a tous ces gens qui n’ont pas de quoi nourrir leurs enfants dans une région ignorée par les entreprises et le travail. Une région où l’on dort et on s’endort à coups de lotos et de thés dansants qui amusent les retraités dans les salles des fêtes. Il y a la télé dans tous les foyers. Tout le monde a un smartphone. Et on s’assoupit, tête baissée, devant ces écrans qui divertissent mais qui n’annoncent rien de bien.

A propos de Elise Dellas

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2 commentaires à propos de “Transversales #04 | Et si…”

  1. Beaucoup aimé ces 3 débuts de textes. Beaucoup aimé les répétitions qui scandent le petit chien de monsieur Bellina