transversales #5 | Un espace-temps de l’écrire-lire.

« à l’heure où le soir approfondit nos espaces intérieurs »

Jean Giono

Repli sur le dedans de soi. Ni distractions, ni sollicitations. Fermer téléphone, portes et volets. Éjecter le dehors. Pas vraiment un bureau, une niche dans la bibliothèque. Au milieu du sombre, une petite source de lumière et l’ordinateur, clavier filaire, écran 19 pouces. Sur l’ordi et dans un nuage, un dossier « Textes ». Dedans, un sous-dossier « Bibliothèque » pour les textes numériques classés par auteurs. Autre sous-dossier, « Sur la table » avec les fichiers en cours. Sous-dossier « Tiroir », pour les textes abandonnés ou terminés et la « boite à photos » – on garde tout. Les fichiers textes, format libreoffice avec extension grammalecte ou pdf, rédigés en Times New Roman 12, interligne simple. Depuis le travail à distance au temps du confinement, cédé au confort petit bourgeois et s’équiper d’un fauteuil simili-cuir à roulettes, premier prix made in China, en lieu et place d’une vieille chaise, elle aussi à roulettes et made in China, mais conçue en Suède. A part celle de l’ordi, même plus de corbeille pour jeter les tentatives froissées.

Aussi, cette série de cahiers 24 × 32, 90 pages à couverture polypropylène couleur unie, stylos à bille bleue ou noire et deux ou trois feutres fluorescents. Achats en promo lors des rentrées scolaires. Encore, ce bout de carton fort en guise d’écritoire portable avec, pincés dessus, versos de vieilles feuilles A4 recyclées du boulot.

Sur la carte, la bibliothèque de l’habitation du quotidien, une chambre inoccupée au pays natal, une salle de bain sans chauffage. Parfois, loin, tout se concentre sur le réduit de l’écritoire en carton bricolé. Toujours ce besoin d’un lieu enclos par la nuit avec soi seul et sa solitude pour écrire. Sur la carte aussi, un mur. Le mur de l’édition/publication. Pour le contourner un océan, celui d’internet. Un peu perdu, se fixer un cap et essayer de le tenir avec la boussole et la bouée du Tiers-Livre.

Installer une bulle dans la vie du quotidien, donc le soir, la nuit, à partir de 20h30, cette vieille heure du film à la télé. S’y tenir pour une session de 40 à 60 minutes face ordi. S’imposer de ne pas trop dépasser si bien lancé. Garder de l’élan pour redémarrer au lendemain soir. Ne pas se fixer un nombre de séances pour finir. S’accorder le temps du retravail.

Et, plutôt en fin de semaine, ce temps d’écriture dans les grands cahiers polypropylènes. Des sessions jusque parfois deux ou trois heures de rang. Là, empilement, juste relecture ponctuelle, jamais de retravail. Déversoir de mots bruts. Longtemps, juste été cet écrivant du dimanche. Maintenant, s’accrocher ferme à ces moments d’écrire quotidiens et hebdomadaires. Ne pas déroger, ne pas hésiter à repousser la fatigue. Trop longtemps écrit au coup par coup, à attendre qu’une amorce de projet s’élabore en amont, dans la tête et ensuite, plus qu’à dérouler sur la page. Ça tournait toujours court, trop court.

Continuer le texte du moment et reprendre exactement là ou fini lors de la session précédente. Si rien, alors une petite appréhension la journée et le soir, revenir sur un texte qui traîne ou démarrer à partir de ce qu’a déposé le vécu : choses vues, lues ou entendues. Parfois aussi, au titre des choses vues, des photos, celles des autres comme lanceurs, embrayeurs d’écriture. Voir où ça mène. Longtemps aussi, avant les ateliers en ligne, cette potacherie piquée aux « Papous dans la Tête », de piocher au hasard du dico, dix mots – avec cette contrainte personnelle de deux infinitifs – puis faire récit avec cette récolte. De ça dans le sous-dossier « Tiroir », reste d’un été tout un pastiche de roman d’espionnage.

Cette attente de ce moment d’écrire le soir. Mais surtout, ne pas penser à ce qu’on va écrire, seulement se dire qu’on va écrire et se retrouver avec son écriture. D’ici là, se laisser happer par le flux de vivre, oublier le texte. Parfois, extrait du vécu à la volée, un mot, une phrase ou une intuition qui passe et vite, pour l’utiliser une nuit, noter sur l’appli du téléphone ou, si à la table, sur un bloc de feuilles recyclées format A5.

Attendre le calme, la fin des corvées du jour. Si devant le PC, d’abord regarder l’heure. Longtemps, à l’écoute, playlist de rock indé anglo-saxon. Depuis l’été dernier, lancer dans le casque un full album Youtube d’Arvo Pärt : « Tabula Rasa », « Da Pacem » ou « Für Anna Maria » parfois, « The best of Arvo Pärt : The Collection ». Ce rituel Pärt pour accompagner, ouvrir dans la profondeur l’écriture et s’isoler encore plus. A force, savoir le temps d’écrire écoulé en fonction du mouvement qui passe dans le casque. Si loin de l’ordi, regarder l’heure sur le téléphone avec pas d’autre musique dans la tête que celle des souvenirs.

Après l’écriture, au moins quarante minutes de lecture. Se promener dans un seul livre à la fois, sans lien avec les textes en cours. Certains jours, doubler, tripler, quadrupler ce temps de lire mais, pour l’instant, trop compliqué d’isoler une seconde session d’écriture au quotidien.

D’abord ce Petit Larousse reçu à 7 ans, non pas utilisé pour écrire mais pour rêvasser devant les planches techniques ou frissonner devant les définitions des « gros mots ». Puis, longtemps ce vieux Robert de 1977 pour avancer dans la grisaille des écrits scolaires et universitaires. Avec la bascule numérique, le Littré et sa fonction « requête vide », très pratique/ludique pour choisir les « 10 mots pour une histoire » en lieu et place de chaque dernier, en bas de la colonne de droite, de la page du Robert ouvert au hasard. Toujours aussi, à portée de main comme talisman, un exemplaire du « Nouveau dictionnaire étymologique Larousse » de 1964, acheté d’occasion en 2009. Maintenant usage exclusif du CNRTL.

Codicille :

De nombreuses années pour construire cet espace-temps laborieux de mon écrire-lire. Évolue par petits décalages, menace souvent de s’effondrer. Avancer funambule, écrire toujours sans se sentir jamais écrivain.

A propos de Jérôme Cé

Surtout lecteur. Cherche sa voix en écriture avec les cycles du Tiers-Livre depuis pas mal de temps. Un peu trop peut-être. (ancien wordpress et premières participations aux ATL) https://boutstierslivre.wordpress.com/

6 commentaires à propos de “transversales #5 | Un espace-temps de l’écrire-lire.”

  1. Une organisation qui m’est complètement étrangère. Je vais aller voir du côté d’Arvo Pärt que je ne connais pas. Merci et bons soirs à toi.

  2. « Trop longtemps écrit au coup par coup »…, aussi ma pratique. La musique citée m’intrigue également, j’irai y voir. Place de la lecture qui n’a rien à voir avec l’écriture, immédiatement après, très intéressant. Belle organisation, à la fois souple et structurée…

  3. Très intéressant de lire toutes ces pratiques d’écriture qui sont autres que la mienne. Il va falloir que je fasse un tour chez CNTRL dont j’ignore tout puisque tout le monde en parle.

  4. il y a un truc sacré (comme la musique- entendue une fois, réenclenchée là) dans toutes ces façons de se mettre à la table (ici aussi) – non, mais j’ai tout lu y’en a 17 aujourd’hui), le CNTRL m’est aussi complètement et parfaitement étranger – je ne sens pas trop le jeu qui peut habiter (parfois) le rédacteur que je suis – mais j’aime beaucoup cette sincérité de l’écrit donc je te le dis: merci.

    • Le CNTRL encourage la paresse comme le signale Nathalie, mais il est très pratique puisqu’il agrège plusieurs dictionnaires et offre surtout des onglets synonymes, antonymes …

  5. Merci pour le temps passé à lire ici. Pour Arvo Pärt, je l’ai découvert à la lecture du magnifique Nevermore de Cécile Wajesbrot, présenté par François dans un de ses services de presse. Et depuis en boucle pour écrire. En écoutant une des vidéos récentes de François, je viens de réaliser qu’il a souvent évoqué A Pärt qui était son voisin lors de sa résidence berlinoise ! La boucle est bouclée.