autobiographies #03 | trois arbres après incendie

Ce sont des arbres de 1971, la date exacte doit figurer au dos, en tout cas des arbres de ces années-là, des arbres pas vraiment de son âge, des arbres gravés à la André Jacquemin, même si on pense aussi aux trois petits cochons, sauf qu’en cette année 1971, le papa arbre la maman arbre et le bébé arbre habitent tous un pays calciné, ravagé, noir. C’est pour ça qu’il n’y a pas de chlorophylle dans le papier, qu’il manque le vent dans les branches. Que les branches comme les rêves sont réduits à rien, au-dessus des trois corps massifs plantés au milieu de l’opaque, sans horizon, et cette brume à tout étouffer, comme après une éruption. Ce sont des arbres pétrifiés dans la cendre. Il y a des feuilles encore, larges comme les idées lumineuses d’avant. Maintenant ce sont des têtes coupées, vides, qui ne sourient plus. Têtes réduites au-dessus du corps de la mère, entre le père et l’enfant, parce déjà calcinées avant. Ce sont des arbres sans paysage, sans famille, des arbres d’un monde incertain, où il importe de ne rien attendre, de ne pas vouloir d’eau, de soleil, de roulade, de balancements, de flocons, de combinaison protectrice quand ça brûle, un monde où le noir recouvre chaque mouvement, chaque avancée vers la clairière en fleurs, un monde d’éclipse totale. Ce sont des arbres comme des totems en fer, des arbres comme des revenants, des esprits hantés, des arbres qui, peut-être, par la grâce d’une racine enfoncée sous la roche… On ne sait pas, c’est impossible de dire ce que fera la nature à l’intérieur des arbres, si elle quittera les lieux, si elle laissera un peu de musique dans un coin et que, sous l’écorce morte, l’âme de l’arbre… On ne sait pas. Personne ne peut dire quoi que ce soit des arbres, personne ne sait rien. Personne ne voit rien à l’intérieur des arbres. Personne ne voit rien non plus à l’intérieur de ceux qui les regardent. Ce sont des arbres grands brûlés. Ceux qui les regardent, noirs après l’incendie, que sont-ils, eux, pour ne rien voir ?

A propos de Isabelle Merlet

Coloriste de bande dessinée, illustratrice, graphiste, figuriniste, photographe, le dimanche. L'oeil est roi dans cette vie-là. Depuis trente ans dans ce qu'on appelle un métier, depuis toujours si on oublie les étiquetages. Cet été, une envie de plonger dans les mots. Une virée sans masque avec FB. dans le rôle du maître nageur. Et au milieu de vos balises à toutes et tous. 4 blogs, tous accessibles depuis le principal. Si ça vous amuse de fureter... http://millefeuillecouleur.blogspot.com/

4 commentaires à propos de “autobiographies #03 | trois arbres après incendie”

  1. Très touchée par ton texte Isabelle, ces trois arbres, noirs, d’un pays calciné, accompagnés de tes mots et de ce dessin si simple, si émouvant. J’ai envie d’en savoir plus. Où cela s’est’l passé ? Que s’est-il passé ? Est ce que cela s’est passé ? Est ce le dessin qui t’a fait écrire ? Ces arbres si noirs, résonance avec un conte que je connais où l’arbre devient noir et sans vie car on lui coupe une des deux branches qu’il avait. Tu n’as pas à répondre à mon questionnement mais je te donne mon ressenti. Merci pour cette beauté et cette cruauté de l’histoire.

    • Touchée de toutes tes questions. Merci, Clarence pour ton passage. C’est en effet un texte né de ce dessin que j’ai fait à l’âge de 4 ou 5 ans, je ne suis pas certaine de la date. Dessin duquel je pars comme s’il s’agissait (et c’est peut-être bien le cas) d’un autoportrait familial. Famille d’un pays en guerre, même si à cette époque il n’y avait pas de guerre à l’endroit où je vivais… mais elles ne sont pas toujours visibles. J’explore là, dans ces quelques lignes, le sentiment d’un être de 4 ou 5 ans, sans un mental développé, sans langage élaboré, mais avec des ressentis forts. Les mêmes que je prête à un arbre. Pas sûre que mon explication soit bien claire, mais l’essentielle tu l’as saisi en étant interpelé par ces trois arbres. Encore merci, Clarence, pour tes mots 🙂

  2. Je vois tes trois arbres abimés, calcinés, presque étêtés, anéantis. Plus rien que vestiges.
    Mais d’où te viennent-ils ? comment se sont-ils composés sous tes doigts d’enfant ? des liens peut être avec les événements extérieurs ou familiaux. Ces trois arbres ; le père (le plus grand), la mère et l’enfant que je chéris en te lisant…