#P4 | «Tu vois c’que j’veux dire»

« Tu vois c’que j’veux dire » la phrase a surgit dans la conversation qui dure depuis un moment déjà. On échangeait avec la certitude de s’entendre, chacun faisant l’effort d’entrer le plus possible dans le raisonnement de l’autre. Et puis soudain « Tu vois c’que j’veux dire » avec cette pointe d’accentuation sur le «dire» dont on ne sait pas s’il est une véritable question ou une affirmation qui demande juste à être confirmée. Comme une rupture du pacte tacite qui jusque-là présidait à l’entretien, une remise en question implicite des rôles. On laisse passer sans réagir, on acquiesce avec le plus de naturel possible, sans y prendre garde tout d’abord. Mais ça reste suspendu « Tu vois c’que j’veux dire », le doute se propage sur la suite de la conversation. On n’est pas bien certain d’être au diapason de la demande implicite. Pas la question à laquelle on peut répondre sans aucune hésitation puisqu’on vient de le faire. Non, ce qu’on appréhende tout d’un coup c’est le déséquilibre qui vient de s’instaurer qui rend plus difficile de poursuivre l’attention portée puisqu’elle ne semble plus suffisante. Tout d’un coup on devient plus vigilant, plus concentré sur l’enjeu. Ce n’est pas le « vouloir dire » qui est au centre de la discussion, cela on sait bien que c’est l’inatteignable, la part impondérable de l’échange. On était attentif à la qualité de l’écoute et, tout d’un coup, on se concentre sur autre chose qui détourne de ce qu’on croyait être un échange, un partage peut-être qui renforçait les liens. « Tu vois c’que j’veux dire » vient soudain donner à la conversation une autre tournure. Une ombre s’insinue entre les mots qui brouille les positions de chacun, la convention qui traçait l’ordre des statuts que chacun occupait. Tout d’un coup on n’est plus vraiment à l’écoute de l’autre mais on se retourne vers soi-même, on s’écoute soi-même, on vérifie qu’il n’y ait pas de malentendu. L’échange devient plus lourd. Ce n’est plus une conversation entre deux personnes qui sont à égalité, on vient occuper une place que l’expression a défini en brouillant l’espace de l’écoute. De proche en proche tout ce qui était entendu peut se renverser en son contraire. Le doute dévore chaque moment du dialogue, pas seulement celui qui se poursuit malgré tout mais tout ce qui a été dit jusque-là. La légitimité de chacun est remise en question. On avait disposé de part et d’autre les arguments qui s’équilibraient, se renvoyaient les uns aux autres dans un ordonnancement convenu, sans aspérité, et voilà que « tu vois c’que j’veux dire » fissure tout l’édifice laissant la place à un désaccord qu’on n’avait pas soupçonné avant son apparition, un désaccord dont maintenant on cherche la trace dans chaque mot prononcé, les siens et ceux de l’autre. Car ce n’est pas la connivence du  « vous voyez ce que je veux dire », le tutoiement rend les choses plus instables, plus volatiles, prêtes à se dissoudre en leur contraire à la moindre ambigüité. Les mots ne veulent plus seulement dire ce qu’ils disent, mais ils se mettent à porter en eux des significations inattendues. L’accord n’est plus automatique, une lézarde vient de retirer au socle commun sa solidité. Pour un peut on se dit qu’on ne voit plus du tout « ce qu’il veut dire », que peut-être tout cela n’est plus aussi évident, qu’on n’est peut-être pas à hauteur de compréhension, le langage progressivement se dérobe pour laisser place à un champ de ruine. Faut-il continuer à faire semblant ou doit-on se jeter dans l’inconnu d’une négation qui compromettrait une relation établie depuis si longtemps qu’on pensait qu’elle n’avait plus à être prouvée. En fait « on ne voit » plus très bien ce qu’on veut dire, ni ce qui se dit, peut-être même qu’on ne dit plus ce qu’on veut dire et que c’est autre chose qui  a pris la place, un tissu de malentendus échafaudés pour le seul plaisir de perpétuer une conversation vide de sens dans laquelle ce qui compterait serait seulement le fait de se retrouver pour continuer une relation depuis longtemps déjà compromise. « Tu vois c’que j’veux dire ? »

A propos de Christian Chastan

"- En quoi consiste ta justification ? - Je n'en ai aucune. - Et tu parviens à vivre ? - Précisément pour cette raison, car je ne parviendrais pas à vivre avec une justification. Comment pourrais-je justifier la multitude de mes actes et des circonstances de mon existence ?" F.K.

4 commentaires à propos de “#P4 | «Tu vois c’que j’veux dire»”

  1. Votre texte décrit parfaitement, en interrogeant cette expression si répandue, ce léger pas de côté, cette distraction passagère qui, en pleine conversation, vient remettre en cause l’accord tacite de ce qui nous relie dans le dialogue, cet échange dont l’équilibre précaire peut vaciller à tout moment, si l’on s’en écarte à peine, si l’on est distrait par quelque chose d’extérieur, comme cette phrase toute faite, cette pensée creuse qui, comme vous le dites si justement « fissure tout l’édifice laissant la place à un désaccord qu’on avait pas soupçonné avant son apparition. »

  2. Même si je ne vois pas clairement la différence, j’aime beaucoup la connivence du « vous voyez ce que je veux dire » et l’éloignement du « Tu vois c’que j’veux dire » / On ne voit plus du tout « ce qu’il veut dire », (…) / on n’est peut-être pas à hauteur de compréhension.
    A surveiller lors des discussions à venir !

  3. S’ouvre la cohorte des expressions à la puissance révélatrice d’un narrateur inquiet – d’abord, de lui-même ? ; « n’est-ce pas ? », « nous sommes d’accord », « vous savez comme moi »… Que sonde-t-on dans ces expressions ; l’autre ou le mirage de soi (peut-être est-ce la même chose) ?
    Je ne peux que partager votre expérience du retour à/sur soi.
    Merci beaucoup pour ce texte qui me nourrit et dont je me sens proche.