#L3 Ce qu’ils se disent

Il est entré en disant bonjour, j’ai levé le nez et il m’a paru bien, le jeune. Mais voilà, depuis qu’il est entré, impossible de me rappeler quel est l’atout. La Louisette est venue nous demander qui gagnait la partie et on a répondu que c’était Bernard, mais impossible de me rappeler qui a pris et quelle est la couleur. Chiotte ! Et hors de question de demander aux copains, je vais passer pour un vieux débile… Ah tiens, René vient de couper avec un trèfle. Donc c’est trèfle l’atout. Je regarde mon jeu : tiens, j’ai le neuf, ça c’est une bonne chose. Mais je ne sais plus si le valet de trèfle est déjà tombé… Chiotte ! Et René qui a son petit sourire en coin de comme quand il sait qu’il va faire un maximum de plis et nous mettre la pâtée… Mais j’ai le neuf, tu ne me mettras pas capot ! Hors de question ! Bon maintenant c’est Bernard qui annonce rebelote. Donc la dame et le roi, c’est bon, c’est du passé. Mais ce putain de valet, il est passé ou non ? Ou alors il est dans la pioche ? Bernard a l’air distrait un peu, il regarde le jeune motard, on dirait qu’il cherche à savoir tout de lui rien qu’à le regarder. « Méfie-toi, Bernard, je vais finir par croire que les jeunes éphèbes ont de l’effet sur toi ! ». Il me regarde, offusqué, et replonge le nez sur ses cartes tout en se tortillant sur la banquette. Bien joué, il est déstabilisé et René se demande pourquoi j’ai dit ça. Ah tiens, il coupe à cœur, je vais lui en remettre, et toc ! Ah il a enfin lâché son valet le gueux ! Je ne vais pas sourire, ça va lui mettre la puce à l’oreille. Il doit penser que c’est Bernard qui a le neuf, il doit se méfier. Et comme je le connais, le René, il a du se garder un as de côté pour marquer le dernier pli… ça y est, dernier coup, et tac, l’as de carreau, qu’est-ce que je disais ! Et hop, le neuf de trèfle que je pose négligemment. Ah ah ! C’est moi qui fais le dernier pli. Vingt-quatre points quand même, et dix de der avec ça ! Bien joué mon Robert !
C’est moi qui tiens la marque, je note et attends que les autres aient compté leurs plis… mais ils n’ont pas l’air concentrés. Bernard regarde encore le jeune motard qui sirote son Perrier. De mon temps, les motards ils roulaient pas à l’eau piquante, c’est moi qui peut vous le dire ! Mais bon, les temps ont changé, c’est peut-être pas plus mal. Parce qu’avec leurs engins s’ils se retrouvent dans le fossé ça fait pas la même que quand on roulait en solex ! Ah ça j’en ai fais, moi, des kilomètres en solex. C’était le bon temps… maintenant mon arthrose me permettrait peut-être d’enfourcher une bécane, mais sûrement pas d’en redescendre…
« Bon alors, ces comptes, c’est pour aujourd’hui ou demain ? » Bernard et René me regardent, comme si je leur parlais latin mais se mettent quand même à compter. Mais qu’est-ce qu’ils ont, bon Dieu ? Même la Louisette elle a l’air patraque à essuyer le même verre depuis trois minutes. Je veux bien qu’elle vieillisse, comme nous autres, mais quand même, elle est pas encore Alzheimer. Elle va finir par l’user son verre. Bernard annonce trente-cinq avec les vingt de sa belote et rebelote. René a raflé le reste, normal, c’est lui qui a pris : cinquante-trois. Je demande « C’est à qui de distribuer ? » mais on ne me répond pas. Soit ils ne se rappellent pas plus que moi, soit il y a autre chose. Je m’aperçois que René regarde aussi le jeune, grâce à la paroi en miroir qui est derrière Bernard. Mais qu’est-ce qu’ils ont avec ce gars, ils veulent sa photo, ou quoi ? René se ressaisit et appelle la Louisette : « Tu nous remets la même ? ». Elle acquiesce de la tête, lâche enfin son verre propre comme un sou neuf et ramène un pichet d’eau et trois verres de pastis. C’est vrai qu’il fait chaud, René à raison. « A la TV ils disent qu’il faut s’hydrater quand on est vieux. Nous on s’hydrate bien. On suit les recommandations ! » Je souris mais personne ne rigole à ma blague, sauf le jeune qui lève son verre comme pour trinquer. Je lui renvoie le geste et les autres me regardent comme si je venais de faire un blasphème. Et René de dire : « Je coupe, c’est à toi de distribuer ». J’obtempère, la partie peut enfin reprendre.

Heureusement que René a demandé à ce que je leur remette une tournée, aux beloteux, parce que j’avais la môme Piaf dans la tête qui me serinait « Moi j’essuie les verres, au fond du café, talalalala pam pam pam, J’ai bien trop pas à faire pour pouvoir rêver talalalala pam pam pam, Et dans ce décor banal à pleurer… ». Bon un peu plus et j’aurais le cafard. Mais quand même, ces yeux, au jeune, ils me disent quelque chose… C’est quand même incroyable de l’avoir sur le bout de la langue à ce point-là et de ne pas se rappeler. J’ai beau fouiller ma mémoire, je sais que je ne l’ai jamais vu, ce motard.
J’ai toujours aimé les yeux bleus, ça m’a toujours fait rêver. Mon Guy il avait les yeux marrons, un peu clair quand même, mais marron, classique. Il avait toutes les qualités, mais c’était pas une gravure de mode non plus. Ce jeune, là, il est beau. Tout à l’heure il a souri, poliment, au bon mot de Robert et j’ai vu une fossette se dessiner sur une de ses joues. Ah ! si j’avais une autre vie et des dizaines en moins, je craquerais. Il doit avoir, quoi, vingt-cinq, trente ans… La vie devant lui, la route à avaler avec son bolide. Je me demande bien ce qui l’amène à Longuevielle. En même temps, je suis le seul troquet ouvert à dix bornes à la ronde, donc ça doit y faire. Mais quand même, ces yeux… de tous les gars du village, personne n’a des yeux comme ça. C’est un bleu particulier, profond, presque bleu marine. Un peu comme dans l’église, le bleu des vitraux. Enfin les deux qui restent d’avant guerre et qui représentent Marie. Les autres ont été refaits, en plus modernes. Ils ont voulu trouver le même bleu après, mais ils n’ont jamais vraiment réussi. Les artisans du XIIème siècle sont partis avec leurs secrets. C’est ma mère qui m’a raconté ça. Je suis née le jour où ils ont posé les nouveaux vitraux… elle y voyait un bon présage. Ma mère aussi aimait les yeux bleus… dans notre coin c’est un peu exotique. On était toutes les deux fans d’Alain Delon. On était persuadées que les photos des magazines étaient retouchées — des yeux bleux comme ça c’est pas humain — jusqu’à ce qu’on aille le voir en vrai au cinéma.
Mais le jeune, là, il a les yeux bien plus foncés qu’Alain Delon. Encore une fois, c’est unique et pourtant… où est-ce que j’ai déjà vu ces yeux-là ? C’est pas chez les hommes du village, ça c’est sûr… et chez les dames non plus. La seule qui avait les yeux bleus à l’école c’était la sœur de Viviane. Mais oui, c’est ça ! La petite Demaine. Elle avait quatre ou cinq ans de moins que nous et elle avait les yeux bleus, tout pareil que le jeune homme, là. Mélanie qu’elle s’appelait. La pauvre Mélanie… on l’a jamais retrouvée.
Le jeune me regarde d’un œil bizarre. Je m’aperçois que j’ai le menton qui pend, bouche bée que je suis. Je me ressaisis, reprends un verre à essuyer. Un peu plus et j’aurais eu besoin de m’asseoir. La petite Demaine, ça alors, c’est un souvenir que j’avais enfoui si loin… C’est pour ça que je le trouvais bizarre ce jeune, il me fait penser à elle, alors que je n’ai pas du tout envie de me replonger là-dedans. Mais bon, bientôt il reprendra la route et je pourrais à nouveau oublier. Après tout, c’est du passé tout ça. Les Demaine n’habitent plus le village depuis quoi, trente ans, quelque chose comme ça. On a cherché leur fille des mois et des mois et puis ils sont partis. Et ceux qui sont restés sont passés à autre chose. Il faut bien continuer à vivre.

Je regarde la patronne. On dirait qu’elle a vu un fantôme. Les vieux aussi, ils me regardent d’un drôle d’air. Je m’en fous. S’ils savaient comme je m’en fous. Je regarde par la fenêtre. Ma moto claque encore. Elle est en train d’essayer de refroidir, mais il fait tellement chaud… Au-dessus du moteur, les traits se déforment sous l’effet de sa transpiration. Elle a chaud la pauvre, comme moi. Ça me fait penser aux mirages des déserts. Je n’en ai jamais vu, mais je me souviens que c’est dans un album de Tintin que j’avais découvert que ce phénomène existait. Et la capitaine Haddock a tellement soif qu’il croit que Tintin est une bouteille de whisky ! J’adorais ça étant gosse, les Tintin. Ça m’évadait sans bouger de ma chambre. Maintenant j’ai la moto. Je peux aller n’importe où, sifflant dans l’air. Sentir la vitesse autour de moi, comme dans une machine à voyager dans le temps…
Ici c’est un peu ça. Il semble que le troquet de Longuevielle soit resté dans son jus. Je suis certain que les trois vieux qui jouent aux cartes étaient déjà là étant jeunes, peut-être à jouer au flipper. La patronne aussi, on sent qu’elle est chez elle depuis toujours ici. C’est marrant ces vieux villages… enfin je me sens un peu comme en tourisme dans un musée, sauf qu’il n’y a pas de guide. Je suis un peu perdu, je crois, mais c’est pour ça que je suis venu. Me perdre pour me retrouver. Maman m’a toujours dit « les voyages forment la jeunesse ». J’ai bientôt trente ans et je ne suis pas certains d’être encore si jeune. La chaleur m’accable et le Perrier est bienvenu. Je regarde encore un peu autour de moi. A l’opposé des joueurs de carte il y a le coin tabac-presse-PMU. Le journal régional titre « fortes chaleurs exceptionnelles pour un mois de juin ». Ça c’est du scoop ! Il doit bien faire autour des trente degrés, faut dire… En ville ça doit être pire, ici au moins il y a un peu d’air. Je me demande ce que je fous là, si j’ai bien fait de m’arrêter. Mais je suis trop fatigué pour repartir tout de suite. L’église un peu plus loin est peut-être ouverte. Il faudrait que j’aille voir. Il y fait sûrement plus frais que dehors. Et puis ça fait des années que je n’ai pas mis les pieds dans une église. Après tout, c’est peut-être le moment. Je vais payer et demander si l’église est ouverte. S’ils me disent oui, j’irais voir, sinon je repartirai. On verra bien.

Je ne suis pas habitué au bruit, hormis celui des tracteurs, à la lisière des dernières maisons. Cet engin à deux roues dans ma rue principale, c’est inattendu. Et quand l’homme a enlevé son casque, j’ai su pourquoi ces vibrations m’avaient interrogé au plus profond de moi. Il n’est jamais venu ici, mais il résonne avec moi. Je le sens, aussi sûr que je m’appelle Longuevielle. C’est ça d’être un village depuis des millénaires, on doit garder les souvenirs. Des hommes se sont installés ici il y a si longtemps, puis d’autres, puis d’autres. Ils ont recouverts leurs traces de génération sur génération, de strate en strate, si bien que ma mémoire est un véritable millefeuille. Je ne saurais plus tellement dire depuis quand je m’appelle Longuevielle, mais ça fait quelques siècles maintenant. Avant c’était Longuevigne, alors qu’aucune vigne n’a jamais poussée sur mon sol. Ça a changé quand une bande de trouvères est venue s’installer ici. C’étaient des originaux : ils avaient décidé de se sédentariser, disant que la vie sur les routes était trop épuisante. Deux d’entre eux savaient manier les outils et faire de morceaux de bois des instruments mélodieux. Ils n’ont jamais fait de vielle à proprement parler, plutôt des fifres et des guiternes (je crois qu’on dit mandoline maintenant), mais les gens ont fini par savoir que la musique s’était installée à Longuevigne et bientôt je suis devenu Longuevielle. J’attends le jour où les humains oublieront et me nommeront Longuevieille, ce serait plus proche de la réalité actuelle. Enfin, aujourd’hui, je m’égaye un peu. Je suis ragaillardi par la visite du jeune motard. Son passage chatouille mes strates les plus récentes. Je ne sais pas si les villages ont un ADN, mais celui de mon hôte fait partie du mien, c’est certain. J’ai hâte de voir la suite, cela fait longtemps que je n’ai pas pratiqué d’archéologie dans mes souvenirs. Je sens que ça va me rajeunir !  

A propos de Geraldine B.

Vocation : écouter les maux pour les recoudre en mots doux. Loisir : lire les mots tissés en pages. Espoir : dépasser les ellipses pour laisser s’étendre ma toile imaginaire.

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