#P4 | Du coup

Cela arrive sans crier gare, soudain sans prévenir, d’un coup, en pleine conversation, on ne s’en rend pas compte tout de suite, c’est seulement dans la répétition de ce terme, qu’il nous met la puce à l’oreille, avant de s’imposer à nous, mais d’où vient ce mot qu’on entend régulièrement, qui s’immisce désormais dans toutes les conversations, aussi bien les échanges professionnelles que les discussions personnelles ? Ce mot est partout. C’est un choc, une gifle. Du coup qu’est-ce que tu vas faire ? La conversation se poursuit, on tente de répondre à la question, mais justement, pas le temps, tout de suite interrompu par notre interlocuteur, coupé, difficile de continuer, le mot permet de prendre une courte respiration, de chercher nos mots, on enchaîne sur une autre question sans attendre la réponse, en fait les questions s’enchaînent, il n’y a aucune réponse réellement attendue, ce n’est pas ce qui compte ici. Du coup, j’ai pensé que tu ne devrais pas y aller. Du coup je n’ai pas osé t’en parler, je sais que tu ne réagis pas toujours comme il faut, surtout ces derniers temps. Du coup je me demande si tu ne devrais pas faire autre chose, changer d’itinéraire. Du coup je pense que tu devrais peut-être renoncer à ce voyage. Ce n’est pas le meilleur moment, du coup. Tu comprends ? Ce n’est pas mieux ? L’estocade est dure à supporter, éprouvante dans sa répétition, il faut reprendre son souffle, impossible de parler, de placer un mot, essoufflé non pas tant d’avoir trop parlé ni trop vite, mais de s’être tu au contraire, resté en apnée, incapable de prononcer un mot, de réagir face à ce flot, ce flux d’informations qui nous saisit, nous bloque, nous fige, nous muselle. Comment réagir face à cette agression qui cache si bien son jeu ? Interrompre à son tour les propos de notre interlocuteur, hausser le ton, reprendre le fil de notre propos en faisant taire son vis-à-vis, cette parole qu’il nous a empruntée, et peut-être même volée ? Le dialogue n’est pas un combat. Il se transforme ainsi dans le rétrécissement du temps de parole, l’accélération de nos activités quotidiennes, l’impression d’être pressé de s’exprimer avant même qu’on nous coupe la parole, de peur qu’on nous fasse taire et qu’on ne puisse plus ajouter un mot. De peur de perdre son idée ? Le fil décousu de sa pensée ? On n’écoute plus. On prend la place qu’on a peur de perdre. Mais dès qu’on ralentit sa manière de s’exprimer, qu’on réfléchit aux mots qu’on utilise, le terme disparaît de lui-même de notre vocabulaire. Le dialogue se construit désormais autour de cette expression qui contamine tout le reste. Peut-on vraiment parler de dialogue dans ces conditions ? La phrase d’accroche commence par du coup. Après un silence, comme si on avait peur que nos premiers mots ne soient pas suffisamment audibles, qu’il fallait les faire précéder d’un coup de cloche, de gong annonciateur, attention je vais parler, tu m’entends ? tu m’écoutes ? votre attention s’il vous plait ! Du coup j’ai appelé l’infirmière pour lui dire que c’était d’accord pour demain, puis on prend la parole, une fois assuré de l’attention de notre auditoire, on peut lui parler. Mais le phénomène se complexifie car pour accepter ce mode opératoire de la conversation, le mot se retrouve dans la bouche de l’autre qui l’emploie pour signifier son acceptation tacite. C’est ce que je me suis dit et du coup j’ai pris ma journée pour être avec toi. L’expression contamine inexorablement nos conversations. Elle débute nos phrases, mêle les questions et les réponses et se diffuse à tous les autres niveaux de notre parole. Nous rendons coup pour coup dans chacune de ces discussions déséquilibrées. Du coup, je ne pense pas qu’il faut que je lui dise. Du coup il m’a dit de ne pas m’en faire, du coup assené à tout moment. Dans toutes les phrases. Du coup fatal. Qui fait mal. Du coup a les apparences de l’articulation logique mais il occulte l’étape de l’argumentation, avec pour insidieuse intention d’obtenir l’approbation des autres. Parer au plus pressé. Et plus je l’entends, plus j’entends un autre mot qui a longtemps été utilisé à sa place. Alors, alors on y va ? Un alors qui ne veut rien dire de plus, un tic de langage. Il s’emploie pour relier très librement les éléments de notre récit. Agent de liaison. Il finira par s’effacer et disparaître. Il sera sans doute remplacé par un autre mot, un autre tic de langage. Par conséquent il ne faut pas s’en offusquer. Par conséquent est plus à même d’exprimer ce que l’on veut dire. Il indique la causalité de nos actions. Il ne peut pas s’immiscer partout et c’est tant mieux. À l’origine l’expression est correcte, acceptable. Du coup peut s’employer au sens propre. Sur le coup. Un poing le frappa et il tomba assommé du coup. Elle permet également d’exprimer la conséquence, l’idée d’une cause agissant brusquement. Son moteur a explosé et du coup sa voiture a pris feu. La locution a pour équivalent la formule aussitôt. En dehors de ces deux sens, du coup est incorrect, c’est un abus de langage. Dès lors, c’est un non-sens de vouloir donner à cette locution le rôle d’adverbe. On ne peut pas en faire un synonyme de donc, de ce fait, finalement, par conséquent, évidemment, nécessairement, à la suite de quoi, de ce fait, dans ces conditions, au final, en fin de compte.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire

8 commentaires à propos de “#P4 | Du coup”

  1. J’ai beaucoup aimé ce retour de la parole sur elle-même, cette déconstruction de ce « du coup » qui envahit le discours au point que, quand on a été rendu attentif une fois à ce tic, on n’entend plus que cela, une suite ininterrompue de « du coup » sans rien autour.

  2. Merci beaucoup Vincent pour ce retour et ravi de voir que ce que vous y avez aimé est la principale raison qui m’a poussé à écrire ce texte, tenter de parvenir à déconstruire cette habitude de la parole qui, tel un tic de langage, s’impose à nous et vide peu à peu le vif de nos échanges et de la langue.

  3. C’est une expression qui m’horripile tant en effet elle martèle nos discours. Et quand elle commence une phrase, elle ne veut plus rien dire ou peut-être assure-t-elle un rôle phatique sans doute, juste là pour réveiller l’interlocuteur en ponctuant bruyamment sa prise de parole. Je fais attention à ne pas l’employer mais mon oreille est tant habituée à l’entendre que ma bouche quelquefois la laisse échapper et, même, ben des fois, je ne trouve pas d’alternative ! Du coup, votre texte percute.

  4. Merci Anne pour ce commentaire très juste, c’est vrai que cette expression s’est infiltrée à tous les niveaux dans notre quotidien, qu’il est dur de s’en défaire une fois qu’on l’entend dans la bouche des autres, mais le plus dur est en effet de réaliser qu’il nous arrive parfois de la prononcer. Pour ma part, je répète, tel un mantra, plusieurs « par conséquent » et « du coup » se fait soudain plus discret.

  5. Ah oui tiens, c’est vrai qu’on l’entend dans toutes nos bouches. Pour le coup, merci. Clin d’oeil en passant car votre texte résonne avec le mien positionné en #P2.

  6. Merci beaucoup Lisa, je n’avais pas lu votre texte, je suis très heureux de ces échos et correspondances à distance. Par conséquent, je m’en vais lire les autres de ce pas.