Voix

 Alexandre S

La mer n’a aucune issue. Une courte pente au milieu des grands eucalyptus- c’était donc ça cette odeur et ces frémissements-arrivée sur une route déserte en pleine forêt. Encore tôt mais déjà des ombres longues et une humidité, un avant-goût du crépuscule.  Des gouttes de sueur sur le front par la marche forcée, une inquiétude dans les yeux sombres ou de la colère ou de la surprise. Un pouce levé, une voiture qui s’arrête. Automobiliste taciturne qui l’emmène à la Ville. Il la reconnaît à peine. Les rues écrasées de soleil sont vides. Il entend ce qui se trame derrière les volets clos de ce décor de cinéma. Reprendre sa vie en main, secouer le temps, secouer l’espace. Se dire, vivre et risquer dans le désordre, tout est question de désordre.

Alexandre S a des visions de camp.

Le camp, les corps. Gardiens invisibles. Pas de miradors, ni de chiens, ni de barbelés, ni de hurlements. Les dortoirs sont propres. Il mange régulièrement à heures fixes. Il se lave avec les autres, fait ses besoins avec les autres,  baisse la tête avec les autres. Pas de paroles pas de musique. Corps enfuis, gris, ternes. Ses compagnons ne ronflent même pas. Peut-être des robots. Peut-être seul être humain. La lumière a changé, vaguement jaune, teint blafard., elle devient mauve, il se passe quelque chose. Il sent que sa rage l’abandonne. Le sourire s’affiche béat. Les yeux baissées, les nuques baissées. Images répétées à l’infini. Nourri, blanchi, logé. Plus envie de partir. Nouvelle lumière solitaire du vert. Il est attaché sur un lit blanc, Alien 3 en pleine possession. L’ignoble mufle d’une infirmière stylisée Lagerfeld s’approche, haleine rance. Elle lui injecte toutes ses saloperies et toute sa haine. Etouffement. Des parterres de fleurs jaunes et mauve, de l’eau qui coule, des vasques d’argile. Il aime la vie, c’est elle qui ne l’aime pas.

Claire T.

Elle rentre directement après son service. Le froid s’est accentué, la neige est sale sur les trottoirs. Elle fait à peine attention aux titres des journaux, elle les connaît par cœur. Arrivée chez elle, elle pousse un long soupir, met son manteau, son bonnet et ses gants sur une chaise, enlève ses bottes trempées. Elle regarde ses mains rougies, fait une sorte de moue entre le dégoût et le découragement, repousse une mèche de son front. Arrêt sur image. Elle est sur le canapé, le regard vide. Elle se balance légèrement. Les vitres sont sales. Elle contemple son décor. C’est le son qui  la gêne, elle contemple le décor. Hébétée.  Elle se ressaisit. Elle commence par ranger ses vêtements, fait la vaisselle le quotidien des gestes pour s’apaiser. Elle n’écoute pas de musique. Elle hésite entre un thé et une vodka. Elle opte pour la vodka. Elle laisse le soir s’étendre.

Les confessions de Claire T.

J’en bave, j’en rêve de ces vies-là. Non pas de la tienne la vieille, elle ressemble trop à la mienne. Imaginez, imaginez, une petite fille née à la fin de la guerre de parents fuyants ces sommets de morts. Je suis née d’un rapprochement de peaux et de sexes aléatoires. Ils sont partis chacun de leur côté, la tête basse, en laissant là ce nourrisson. Imaginez ce bout d’humain, les yeux mi-clos, recueilli par une femme folle de ne pas avoir tout perdu. Elle m’a appelée Claire, pour elle le soleil venait de se lever. Elle me l’a répété sans arrêt jusqu’à l’overdose. Elle essayait de me retenir, elle chantait et cousait. Je me souviens encore de son chant et de ses robes. Quatorze ans, âge fatal. Une première fois, avec un voisin à peine plus âgé. Lui c’était celui qui ouvre les portes, une sorte de clé qu’on perd très vite. Il y a eu les autres, beaucoup d’autres, dans des champs, des voitures, des parkings, des chambres à demi fermées. Me faire triturer, mordre, caresser, mais jamais aimer. Je n’aimais pas qu’on m’aime et je n’aimais pas aimer.

Giacomo D

L’arrière-cour désolée des rêves d’asphalte.

Un vaste îlot d’habitation, entouré d’une palissade. Par un trou, il peut découvrir dans la pénombre des murs à moitié écroulés, comme s’ils s’étaient déconstruits par fatalité, par désespoir. Ils avaient jeté leurs pierres un peu plus bas, en tas plus ou moins égaux. Le ciment de leurs vies s’est effrité, éparpillé. Des poutres gisent. Monstres dormants, insupportables de noirceur. Il reste des pans de murs intacts, des lambeaux de papiers peints, des morceaux de couleurs fanées. Un évier pend, le robinet ouvert sur le vide. C’est bouleversant de quotidien, d’intimité, d’éphémère. Deux grandes grues sont plantées au milieu, massives, muettes, inquiétantes, programmées, élevées, pour la destruction organique du vieux, pour l’éradication de la mémoire.

Elles ne bougent pas. Elles attendent les instants de désert pour finir leur infâme boulot. D’autres maisons entourent le chantier. Elles sont fermées, barricadées, aveugles, miteuses. Les encoignures de portes, les passages abandonnés, exhalent une forte odeur de pisse et de merde par endroits. Des graffitis, signes de piste, marquent les territoires défunts des exclus.  Des papiers gras roulés en boule, des kleenex souillés, des sacs plastiques, des capotes usagées, des seringues brisées jonchent le sol défoncé.

Le cauchemar de Giacomo D

Ses parents le laissent à la grand-mère, encore une histoire de reine mère, pour aller en France. La vieille femme s’attache à lui comme le noyé à une épave. Il a douze ans les parents le reprennent, la vieille devient folle, elle en meurt. Il se retrouve orphelin de grand-mère, orphelin d’amour surtout. Une grande cité grise. Le ciel est bleu mais il a peur. Les gens parlent mais il ne comprend pas la langue. On peut devenir fou de solitude. Il n’a que le langage des morts. Le père et la mère ne se voient plus, ou pour des disputes. Il reste avec sa mère. La tristesse s’installe définitivement. C’est la nuit qu’il revit. Il traîne, il tente de comprendre le chemin, de trouver la sortie, mais il a perdu la boussole, il ne peut plus voir les étoiles. Il se retrouve toujours au même endroit au pied de l’immeuble qui sent la pisse. La poudre blanche, un chemin d’étoiles ; la seringue et la veine. Du fric un peu trop vite un peu trop fort à la sortie d’un distributeur mal distribué, la femme hurle se débat, il ne voit que le sac et les billets du sac.  Des mains fermes l’agrippent, il sent le bitume sale. Menotté, embarqué, trimballé, incarcéré. Il ne tremble plus, c’est le sang qui palpite, celui du vieux figuier qui ne donnait que trois fruits. Il ne tremble plus. Le ciel a disparu. Retour impossible. Le corps a disparu. Aucun désir. Aucune faim. Même le désespoir a jeté l’éponge. Dix-sept ans et il ne tremble plus.

Alexandre S

Il ne peut bouger sur cette face lisse d’une glace sans tain qui ne renvoie que l’éclat de ses yeux noirs. Une voix résonne comme une cloche perdue dans les champs de neige.

En son for intérieur :

Grouille, rouille le métal de l’insecte prêt à plonger dans son corps nu qui se débat encore de ses membres libres, de son sexe durci, sans savoir la douce caresse des mains liées derrière le dos inconnu.

Etrangeté des bonds impossibles de contrôle.

Le muscle de la jambe bandé dans cet effort se dresse, menhir de chair qui marque le pas du pied hésitant. Et ce cri de torpeur qui se noue comme à regret.

Claire T

L’histoire de la vengeance du temps, rides grises, années fondues, pas hésitants, arrogance de l’amertume. Deux mains muettes aux doigts rebelles. Des mains d’exil. Des mains d’attente.

En son for intérieur :

Elle ne retrouve plus tout à fait son chemin. Elle se livre aux regards des autres. Elle est libre de tout. Une caresse qu’elle attend. Un escalier pourri, un coin de désert froid. C’est la fête for haine, la nuit de l’aube où tout est dit. Ce n’est que de l’amour jetable.

Giacomo D

Un arbre jeté, les yeux bleus argentés et le sourire moqueur. Gel sur cheveux noirs dressés, regard de khôl léger. Mégalomane maniaque d’une fuite à reculons. Une main osseuse qui bat la mesure le long de la cuisse droite.

En son for intérieur :

Des matins d’ours gris. Le temps s’écaille sur les mots rochers, sur le silence du présent. Les sables de Camargue, les boucles du printemps lui reviennent comme une rage d’un enfant sevré. Il entend des bruits voraces, des bruits fugaces. Il s’est perdu en jouant. Il est le fils désaxé qui boit l’orage, jusqu’à la dernière goutte.

A propos de Guy Torrens

Guy Torrens est né en 1952 à Alger. Après des études de philosophie, il se tourne vers le métier d’éducateur auprès de jeunes délinquants. Il anime des ateliers d‘écriture créative à Marseille où il réside. L’écriture et la scène : Chanteur parolier de trois groupes de rock punk ( Fin de série, Dirty Bitch, L.V.3.S) de 1985 à 1995. Tournées principalement en Allemagne, Pologne, République Tchèque, Belgique. Das Klub. Scène vide. La nuit a digéré les derniers spectateurs. Claquements répétitifs d’un soupirail mal fermé. Rythmique minimaliste. « Port de l’angoisse, je bois tes mots, pas tes lèvres. » Les derniers mots flottent encore. Martèlement des pieds, jets de bière, éjaculations spectaculaires. L’écriture et la nécessité : Après la mort de son compagnon qui a partagé sa vie pendant 25 ans, il se consacre entièrement à l’écriture. Poèmes, romans, nouvelles, pièces de théâtre. C’est le bruit du moteur. La mort ne fait pas de bruit. Une fuite sidérée. Celle des rêves. Sombre était le jour, sombre était la nuit. On vivait dans cette opacité, propre à rendre fou, n’importe quel homme normalement constitué ; Le message arriva le matin du 2 janvier. Un cri d’année nouvelle. Anonyme. « La vie n’est qu’un sillon, celui qu’on ne peut tracer, les nuits d’errances sont des meurtres. »