Faire le pied de grue

Dehors, nous sommes des milliers de grues. Difficile de trouver un endroit où se poser, la migration, déplacements en groupe et en grand… Se poser donc, sur l’eau, c’est plus sûr à cause des prédateurs, fils électriques, voitures, photographes… Alors dans cette flaque, on est déjà des centaines. Notre gris va si bien à la brume champenoise de novembre. Longues pattes fines et élégantes, corps massif tout en muscles et en ailes sagement repliées, c’est vers la queue qu’il faut chercher notre brin de folie. Plumes plus sombres, ébouriffées, indomptables, ça nous donne presque un petit air d’autruche. Pour le cou, retour au classique, noir avec du gris clair voire du blanc sur l’arrière de la tête pour souligner et masquer notre regard. Bec moyen, un peu long mais pas trop, ni trapu ni effilé, triangulaire. Un bec, quoi. Nos atterrissages sont souvent hasardeux, pas si simple les transitions air-sol avec des ailes faites pour le vol au long court et des pattes plus adaptées à l’affut dans les marais. Les plus rapides sont l’élite, les premières arrivées. Elles choisissent les meilleurs endroits, commencent à picorer, ont encore le choix des proies, grasses dodues, goûtues, nombreuses, jeunes et naïves à la limite du suicidaire. 

Notre décollage est une curiosité cinématographique, comme un ralenti qui passerait à vitesse normale, nombre de vues qui s’étire, suspens, on aimerait nous pousser, nous aider, pour enfin nous voir en action, ailes déployées, majestueuses, maitresses de l’air et de l’espace…

Dedans, c’est la foule du festival international de la photo animalière et de nature de Montier en Der. Pour y accéder, il faut montrer non pas patte blanche, mais bracelet rose, vert ou bleu suivant le jour. Les visiteurs sont bagués, eux aussi. Les chanceux, les adoubés par l’organisation, exposants, copains, amis, conférenciers, invités ou autres privilégiés ont un badge avec portrait et indication du pedigree pendu au bout d’un ruban offert par le sponsor, et donc à sa marque, évidemment. Certains le laissent dans la poche entre deux contrôles et d’autres l’arborent en trophée, en médaille, en signe de reconnaissance de leur importance, de leur grandeur en ces lieux. D’autres s’en fichent, comme ils se fichent de beaucoup de choses, à moitié présents dans ce monde, la tête ailleurs. 

Montier, c’est le toit du monde pour certains et c’est où ? pour la plupart des non-photographes de nature et de paysage. Comme chez les grues, l’élite arrive en premier, s’installe, prends ses marques, marque son territoire, observe ses voisins, essaie de grappiller une chaise, une table, du scotch, des agrafes ou quelques centimètres de mur pour laisser le vide souligner son travail. On se jauge, on estime, on évalue le potentiel de chacun, du coin de l’œil, en ayant l’air de rien, évidemment, puisqu’on est une grande famille ! On est entre soi, phase d’observation. Demain le public arrive…

Dehors quand il fait jour, on va se promener par groupes plus petits, pour grappiller quelques friandises dans les champs, des insectes, des glands en bordure des forêts, quelques vers en gratouillant dans la vase ou la terre meuble. Beaucoup d’entre nous décideront de ne pas aller plus loin, de rester là pour l’hiver, celles-là commencent le repérage pour trouver un coin où s’installer. Depuis hier la liste des dangers de la région s’est allongée avec le décès de l’une d’entre nous, les deux pattes sectionnées par un fil barbelé juste avant l’atterrissage. Il va nous falloir refaire la cartographie des clôtures assassines et l’ajouter à celles des fils électriques, chiens, agriculteurs à la bêche un peu leste, photographes qui nous traquent jusqu’au nid alors qu’on voudrait juste vivre fières et libres, sur nos pattes de grues en attendant tranquillement que le jour se lève quand c’est la nuit et qu’il se couche quand il fait jour. 

Dedans, les premiers arrivés dans la catégorie « public », c’est des mordus, ils font la queue devant la porte, attendant patiemment sur une patte, puis sur l’autre, voire sur les deux pour répartir le poids. Car le photographe animalier qui souhaite percer voyage rarement à vide. Sac à dos, fourretout, valise à roulettes, autour du cou sur l’épaule ou à la main, ils font les paons, ils exhibent, font étalage de potentiel. Peinture du boitier un peu ternie, quelques griffes, un petit coup sur le pare-soleil, c’est encore mieux. Ça fait matos qui a vécu, qui en a vu… Avec un peu de bricolage maison c’est encore mieux : scotch, pardon, gaffer aux endroits sensibles, protections d’objectifs en tissus de camouflage… Ça parle encore plus fort pour une longue expérience, réflexion, adaptation… Mention spéciale pour celui qui n’a plus qu’une main et fait l’article à quiconque pose son regard sur le truc, de son dispositif de crochets qui lui permet de bloquer l’appareil sur son reste d’avant-bras et d’appuyer de la main gauche sur le déclencheur toujours placé à droite. Racisme anti gauchers plaisante-t-il en rigolant à la fin de chaque démonstration… Très important aussi, l’habillement. Ici, on déteste les chasseurs, mais on s’habille pareil, façon « travestissement nature ». Parce que c’est pratique. Ils vont donc, dans les allées moquettées, parquetées ou carrelées en tenue de campagne, dans les tons verts ou bruns, ou les deux. Chaussures de randonnée, avec un peu de boue sous les semelles comme en bas du pantalon, ça fait plus vrai. Très peu de chemises, ou si c’est vraiment nécessaire, à carreaux façon bucheron, en hommage à l’invité d’honneur, honoré tous les ans. Les plus élégants se contenteront d’une écharpe en tissus fin savamment nouée. Pour le nez, la photo de nature, c’est souvent assez reposant. Pas de parfums agressifs, il s’agit de rester discret et de ne pas se faire démasquer par le moindre coup de vent. Par contre certains poussent le mimétisme avec l’animal jusque dans la senteur, préférant la transpiration au savon et les chaussettes portées trop longtemps plutôt qu’un relent potentiel de lessive. 

L’important c’est de montrer qu’on en est, surtout quand on n’en est pas. Secouer les plumes, ça reste l’habitude la plus répandue chez les jeunes qui veulent pousser les vieux hors du nid…

Dehors, question interactions sociales, nous, les grues, avons notre éthique, notre code de politesse et nous nous y tenons. Par exemple quand je rencontre une autre grue, je la salue, bien bas, lui demande des nouvelles de son ou de sa partenaire, de la famille, lui témoigne mon amitié et l’assure de mon soutien inconditionnel en cas de besoin en lui montrant mon aptitude à esquiver les ennuis par des sauts de côté. Si elle a besoin de quelque chose, je serai toujours là, ce dont je l’assure en ramassant ce que je trouve au sol et en le jetant le plus haut possible, comme une offrande. Ça peut vous paraitre des paroles en l’air, mais nous autres grues, sommes sincères et fidèles, dans nos relations de groupe comme en amour, seule la mort nous sépare. C’est surement ce qui nous vaut une place de choix dans vos mythes et légendes, hommage mérité à notre dévouement littéraire prononcé puisque nos formations de vol vous ont donné le V et le Y.

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.