Famille?

C’était peu après Noël à la montagne, le restaurant de l’hôtel affichait complet. A côté de notre table coincée tout près d’un mur en pierres, une famille était assise, semblable à toutes les familles. Mère et deux enfants, fille et garçon de six et huit ans, le visage absorbé dans l’écran du téléphone que la mère leur avait prêté en attendant le dîner. La femme encore jeune avait cet air trop poli, presqu’ennuyé de celles dont la vie est sans aspérités ni projets. Cheveux blonds attachés en chignon dans la nuque, élégance urbaine de bon ton, jean’s seyant agrémenté d’un chemisier de soie fleuri, très légèrement maquillée. Ce soir-là, elle était arrivée la première avec les enfants, ils avaient pris place à leur table et ils attendaient le père. Elle nous avait regardés furtivement, d’un regard oblique, elle avait cherché notre approbation et s’était mise à jeter ses mots sur la table comme on vide le contenu d’un sac à main pour y mettre de l’ordre ou retrouver un objet. Des mots anodins, des phrases banales à propos des jeux vidéos qui absorbaient tant ses enfants, de la consistance de la neige cet après-midi, idéale pour le ski, et de sa crainte que les deux petits par leurs jeux ne nous dérangent. Puis le père était arrivé. Il avait rejoint la table de famille, et c’était ce soir-là comme chaque soir une gravure de mode ou une page de magazine. A lui seul, par ses tenues, le père concentrait toute l’élégance et le goût exquis que certains ont pour la montagne. Harmonie des couleurs, camaïeu d’oranges et de bruns, qualité des tissus, laine, feutre ou velours. Ce jeune père semblait hors du temps, un père éthéré, une figure de papier glacé, et je me dis, mais c’est quoi au fond une famille, celle-ci, en apparence tellement semblable à d’autres, dénotait une certaine étrangeté.

Ce soir-là, le patron de l’hôtel vint s’asseoir à leur table et leur proposa en guise d’apéritif, un vin d’une qualité exceptionnelle. Quelque chose se tramait, la famille semblait attendre quelqu’un, des amis, des invités, – j’entendis en effet la mère de famille dire au patron de l’hôtel que la soeur de son mari tardait à arriver.

Et puis les voilà, les deux attendus. Les voilà qui surgissent tels deux diables hirsutes.  Les voilà qui sont là, et non seulement on les voit, mais on hume presque leur odeur. Les voilà qui arrivent, les deux, qui dans la salle feutrée du restaurant de montagne quelques jours après Noël, apportent comme un vent de fraîcheur, une bourrasque. Elle, grande, silhouette chevaline, visage anguleux, vêtue d’une robe pourpre de gitane à volants, cheveux poivre et sel, sauvagement attachés par un noeud rouge de rose de Noël qui déjà glisse dans sa nuque. Elle embrasse la jeune mère de famille qu’elle appelle ma chérie, mais ces deux mots sonnent bizarrement. Elle s’installe sur la banquette à côté de la jeune-femme les enfants lèvent à peine leur nez de l’écran. Lui, petit, râblé, il doit lui arriver à l’épaule, habillé de bric et de broc, cheveux blancs en bataille, cheveux gris en pagaille, poils saillant hors des oreilles et du nez, visage ridé, buriné avec, tout au fond, deux petits yeux bleus très vifs. A peine s’il n’a sur les épaules des restes de brins de paille ou d’herbe séchée. A peine s’il n’a sur ses bottines des reliquats de boue ou de crottes durcies. Malgré leur effort pour paraître endimanchés, les deux semblent sortir d’une grotte ou d’une caverne. Ils portent en eux toute la sauvagerie des montagnes, des rivières, des animaux et du froid. Le patron de l’hôtel se tourne alors vers nous et nous dit, l’air fier: – c’est notre berger! Il est berger!, et il lui verse une rasade de son vin à la qualité exceptionnelle.  Entre les deux couples, le contraste est frappant. La femme en rouge s’est assise à côté de sa belle-soeur sur la banquette. Lui, le vagabond des montagnes, s’est installé à côté de son beau-frère, la gravure de mode. Lorsqu’on observe le visage du jeune père de famille, on y reconnaît, en plus fin, en plus doux, les traits marqués, anguleux du visage de sa soeur la bergère. J’imagine alors, j’essaie de comprendre comment des destins aussi différents peuvent se nouer au sein d’une même famille, au sein d’une même fratrie. Il est ingénieur dans un grand centre nucléaire à proximité d’Aix-en-Provence. De sa famille de la bonne bourgeoisie de province, il a hérité le bon ton, l’élégance ennuyeuse et la sagesse fade. L’autre, sa soeur aînée, on l’a toujours désignée comme la sauvage, celle qui petite déjà, avec sa chevelure noire jais ruait dans les brancards. La révoltée, l’inadaptée. A l’aube de ses dix-huit ans, elle a abandonné les cours de piano, les visites convenues des musées, les promenades sur le Cours Mirabeau et le lycée privé, et elle a fait le choix d’une vie libre de chèvre au milieu des prairies et des alpages, emmenée par cet homme petit et malicieux, le berger. L’une respire la liberté brute, l’odeur animale, l’autre le parfum de la norme. Comment ces deux-là, frère et soeur se retrouvaient-ils un soir d’après Noël dans un hôtel de montagne? Comment ces-deux-là se parlaient-ils encore? Qu’est-ce qui au fond les reliait?

A propos de Fabienne Verstraeten

Psychanalyste à Marseille.