#voyages #04 | huit et demi

dans cette position, assise, sous les platanes, écoute à ce moment-là l’argent n’avait pas d’importance mais rien n’en n’avait plus, il y avait un verre de pastis sur la petite table, posé là, ce n’était pas exactement une terrasse mais c’était sûrement le soir, vers huit heures où le jour tombe pour revenir le lendemain, oui sûrement, plus tard oui, avant de manger quelque chose – l’épicerie le pain en tranche la mayonnaise en tube la charcuterie sous vide – il y a toujours eu cette espèce de jalousie pour que les filles vous aiment plus sûrement (ou alors c’est juste une posture) (ou une façon de s’attacher et se rendre soi-même une sorte d’objet – à ce moment-là, on ne le sait pas) (il faut se méfier de tout, de tous et de toutes mais ça, c’est parce que on se sait sans vraiment l’accepter on se sent vulnérable) – taire soustraire négliger cacher dissimuler une façon de montrer qu’on tient tant à elle ? Mais oui, tellement – et le vivre, là, assis devant ce verre au liquide opaque et jaune à attendre – c’est cette époque-là, où on aime à tour de bras, c’était dans Aden Arabie il semble où on ne cesse de dire que vingt ans est le plus bel âge de la vie, oui c’est une erreur, parce qu’ils le sont tous – plus beaux les uns que les autres – mais non, il ne se passe jamais rien, il y a le dancing au loin, il y a les amis qui vont venir, où sont-ils ? Les voilà peut-être. L’air du soir, calme et tranquille. Non, ce ne sont pas eux mais d’autres, du même genre, des mêmes genres et des mêmes âges, ce n’est pas que ce soit une ville balnéaire pourtant, elle est au bord de l’eau mais je n’ai pas ce souvenir. La piste de danse. Cette position, assise, attendre, sans fumer. Attendre, assis là à t’attendre. Le soir, il fait doux, on se repose des brûlures de la journée, de celles du sel, on se repose, on a pris une douche, la peau s’est bronzée, sans crème sans cette odeur entêtante, plus tard, le soir s’il fait frais la laine est douce et précieuse, les gens rient parlent s’agitent, il y a une décapotable rouge qui bruisse, quelque chose de souple et de flexible, doucement presque tendrement, il est tôt encore tôt, on boit on attend on regarde – il n’y a que peu de vent, c’est sec, on attend. Il a fait chaud, il fait chaud. Tout à l’heure les lumières s’allumeront. Rien n’a d’épaisseur. Mais il fait chaud, encore. Encore, mais il vaut mieux que ce soit sec. Le truc hante toujours, ces choses-là on ne s’en sépare pas, non, mais l’argent ne manque pas, on a travaillé six semaines, il y a eu l’entorse, oui, le passage de l’oncle (on l’appelait Joujou) « tu fais bien, va te changer les idées », les billets de banque et le voyage payé, deux semaines au soleil, et toutes ces économies qui ne serviront à rien, deux semaines loin de tout ce boucan, loin des autres sans doute, pas à se faire le moindre souci, on a juste à attendre et à affronter le manque. Ce n’est pas qu’il ait été si présent, mais si pourtant, le travail c’était par lui, les encouragements, les changements les aides, même sans qu’on les sache vraiment c’était lui, son sourire et ce petit poisson d’argent qui sortait de sa poche poitrine, c’est dans la réalité qu’il nous aidait à vivre et puis on nous l’a arraché, brutalement, sans qu’on s’y soit attendu, ça n’aurait rien changé mais la surprise, mais si pourtant, si brutale subite cruelle. Attendre, boire, respirer humer regarder vivre attendre. Il fait doux, le temps est de saison il me semble qu’il y avait dans la cour des hamacs, mais je n’ai jamais aimé ça, les hamacs, il y avait un jardin et des lauriers, la musique qui passait entraînait, de toutes sortes, bossa nova sans doute, pas trop triste, le tube de l’été par exemple, peut-être même parfois, sur la place, le podium d’une radio avec une ou deux têtes d’affiche, je ne me souviens pas, plus, je ne sais plus mais attendre, oui, t’attendre. Des sandales, un t-shirt et un short, pas de pull non, des cheveux longs, un rasage approximatif, les yeux fixes et la peau, là à attendre là, l’attendre en buvant à peine, les glaçons ont fondu, il n’y a plus de cacahuètes, on en commande un autre ? Il y a un peu de poussière qui bouge à peine dans le vent. On attend, les amis arriveront, les autres aussi, on s’en ira en riant on partira : attends un peu, attends de voir… La nuit arrivera bientôt, elle sera là et sourira et il n’y aura plus de vent, il n’y aura plus d’odeurs – les gens seront partis dîner – attends encore, le verre regarde je le pose vidé sur la table, les branches bougent aux platanes, les feuilles commencent à roussir, oui bien sûr on ira danser, boire aussi si tu veux, mais déjà… attendre un peu, laisser passer ce sentiment de manque, de perte, ce plus jamais, le laisser passer sans l’affronter – rester là, assis, le sec aux yeux, oui c’est mieux… Il y a eu, plus tard, il y a eu cette chanson magique qui faisait « comme quelqu’un qui n’a plus personne/s’endort près de son téléphone/et sourit quand on le réveille/mais ce n’était que le soleil » mais ici il fait nuit, il fait tellement nuit. Tiens, les voilà

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

8 commentaires à propos de “#voyages #04 | huit et demi”

  1. « Attendre, boire, respirer humer regarder vivre attendre.  » (20 ans peut-être pas… mais quand même s’ils sont tous plus beaux les uns que les autres les âges? en rêve peut-être) On y est totalement dans ce moment du soir qui vient … l’écriture berce – Le temps suspendu Le temps respiré

  2. oui tout cela et la chaleur qui ressort de la peau (et pour payer le ver sans alcool il y a l’argent que j’au gagné et ramassant des patates et juste avant la rentrée il y aura les vendanges)

    il est très beau votre texte

  3. Oui très beau le contraste. Le lieu et la saison invitent à la torpeur tandis que ça bouillonne à l’intérieur du narrateur.