# voyage #09 | illusions

on ne choisit pas ses amis dit la chanson – comment les avais-je rencontrés, je n’ai pas de souvenir, nous étions là, trois jeunes hommes et il y eut deux séjours – entre les deux la première passation du bac, c’était à Pâques que nous avions rencontrés ces jeunes filles, avions-nous décidé de revenir après le bac pour le fêter ? Avec elles ? Lointaines, trop lointaines… Le vague sentiment que nous n’étions que deux au début à Pâques, trois au suivant – on avait tenu, je ne l’avais pas eu, eux oui – ils étaient amis depuis la maternelle, moi je ne les connaissais que depuis deux ou trois ans, avant la seconde j’avais commencé à travailler deux mois consécutifs j’avais un but ultime (cette moto guzzi california ou pas encore ? Pas cette marque encore – une laverda plutôt ? une norton commando – la graisse qui suinte des joints mal conçus – le coup de kick décidé, la bsa deux et demi monocylindre moto-école) – j’ai oublié, mais trois ans plus tard c’était en avion en tout cas, jusque Bastia – là attendait le frère de l’une d’elles qui travaillait au tarmac pour l’été, Jacques probablement, chemise blanche à manches courtes et regard assez faux – le même type de regard qu’on voit aux gens qui accueillent des touristes – on est certes contents de les voir, ils viennent visiter, dépenser sans compter espère-t-on voir complimenter mais on est contents quand ils s’en vont, contents de rester entre soi – ce regard-là dont je ne me souviens plus que si tu me le rappelles, je me souviens et tu as raison il avait cette façon de me dire bonjour, un peu obséquieuse mais vous n’étiez pas avec moi, j’avais cette fichue cheville qui s’était démise, je boitais alors, vous étiez déjà à la plage mais lui, ce frère, ce Jacques-là donc tu es sûr ? Jacques ? Je ne sais plus mais ce frère avait sans doute aussi quelque prévention vis à vis des fréquentations de sa sœur, surtout par des continentaux – bien que justement nous soyons gens éloignés, il y avait les deux composantes, les deux situations, les deux dispositions – je ne crois qu’il ait accepté qui que ce soit d’ailleurs – était-il là pour m’accueillir ? Me dire bonjour comment ça va alors ça a été bon voyage tout ça – mais non rien ni personne, était-il blond comme sa sœur ? Avait-on dans cette famille des prétentions autonomistes? indépendantistes ? Il n’y avait pas alors d’idées politiques autres que les « strirner proudhon bakounine kropotkine voline » scandés sur l’air des lampions, nous n’avions même pas l’envie de tout foutre en l’air, je ne dis pas au contraire mais presque, peut-être pas mais certainement pas encore le dégoût du gâchis de la conso à outrance, quand on voyait un cadre à la télé raconter qu’il changeait de matériel hi-fi tous les ans pour favoriser la croissance, on trouvait ça juste pitoyable et pathétique, on n’allait pas jusqu’à mettre en doute le bien fondé de cette croissance – aux commandes se trouvait sans doute la droite (comme elle l’est depuis les temps immémoriaux dans ce pays) mais elle avait quelque chose de débonnaire (on se moquait de l’entonnoir que portait sur la tête un premier ministre abject ou le gros de l’intérieur, on chantait aussi « ah debré si ta mère avait connu l’avortement ») on avait l’esprit gardé par les préventions de nos jeunes aînés – les « ouvrez les yeux/fermez la télé » ou « tous les soirs à 20 heures c’est la police qui vous parle » on restait sur le fait (illusoire et faux) que la révolution n’avait pas eu lieu, peut-être, mais qu’elle n’avait pas non plus fait de morts, que nous étions forts parce que nous étions jeunes et que le monde se devait de nous appartenir – nous aimions en rire et nous aimions l’aimer ce monde – ainsi que nous aimions et l’amour et le faire – il faisait beau probablement mais il le fait toujours dans ces moments-là – c’était bon de voir sourire quelqu’un qu’on ne connaissait que peu mais qu’on savait séduire tout autant que ce quelqu’un nous séduisait, la danse la musique la gaieté vivre et courir et plonger et rire

on pourrait l'appeler Morna, un anagramme - il y aurait Moktar qui vit dans la rue adjacente (l'avenue des Tilleuls) et qui possède l'épicerie qui fait livrer au vieux, tous les mardis, quelque kilo de riz, des tomates et à la voisine un pot de beurre de cacahuètes - ce serait Leila - ou Layla ici les versions diffèrent - qui porterait la livraison (on lui aurait donné ce prénom à cause de la chanson de chantée par Derek (et ses Dominos) que ses parents adoraient -  on poserait là un type, sans nom costume brouillé (comme en habille parfois ses héros Philip K.Dick) le type enquêterait pour on ne sait qui, à Saint-Domingue l'adresse indiquée ne serait pour lui qu'une boite postale comme il y en avait deux cents dans le même hall vert d'immeuble glauque - cette femme qui attend à sept heures du matin la visite d'elle ne sait pas qui et d'ailleurs elle ne veut pas le savoir, sous aucun prétexte, elle n'a pas cinquante ans (ou du moins ne les paraît pas), elle porte un tailleur dans les ocres et le prénom de Jacqueline, elle vit dans le seize rue Scheffer (un jour, un chanteur connu (il chantait "laisse moi t'aimer" tsais) s'est jeté du sixième étage de l'immeuble d'en face) et elle se fait déposer par le taxi sur le rond-point des Champs Elysées avant de rejoindre le parking Indigo qui lui rappelle cette chanson de Julien Clerc qui fait "persan gouttière ou mistigri/ si la nuit tous es chats sont gris/les hommes aussi sont tous égaux / quand tombe cette chape indigo - il y a le chauffeur de la merco noire, Maurice ou Eugènio, il vit juste à côté de la gare de Montsoult-Maffliers, il ne dit pas un mot mais déverse toutes les grossièretés possibles dans sa tête tout en conduisant penché sur son volant à cent soixante à l'heure entre Roissy et Porte de la Chapelle un sale type qui pue le parfum ça schlingue envie de gerber à six heures et demie du matin, mais qu'est-ce qu'il a fait au bon dieu, deux cent cinquante la course peut-être, mais quelle saleté que la vie - il y a cette jeune femme accorte, Alexandra, qui sort de chez le coiffeur (fatalement) sur la place Saint-Sulpice dans une robe à fleurs dans les verts talons hauts des mêmes tons rires francs regards moqueurs assassins langoureux qui travaille dans cette agence immobilière située près du Dôme de Milan mais qui passe ici pour affaire - le concierge de l'hôtel Grande Elisabeth, jouxte la place et la Grande Porte, quatre étoiles, qui n'a pas vu sortir le type de la 404, ni cette nuit ni la veille sauf vers trois heures, hier après-midi oui mais il est rerentré presque aussitôt,  tout ce qu'il sait (il se nomme Joseph, comme le charpentier sans doute, mais comme Ponthus surtout) (l'homme aux clés d'or) tout ce qu'il sait, ce Joseph-là, c'est que le type a payé sa chambre ce matin, en partant vers dix heures, oui, avec une carte de paiement noire (sur une banque suisse probablement) dont, et bien sûr, il doit y en avoir trace facturielle  mais qu'il ne peut pas communiquer ce n'est pas de son ressort, non, il faudra passer par la direction "je vous en prie, monsieur le commissaire" - cette femme rousse, enceinte à vingt ans, belle à tomber, qui s'assoit sur l'escalier de la véranda de la maison de ses parents, avenue des Peupliers, qui pense qu'il faudrait fumer une cigarette ou boire un verre de whisky - il est trois heures et demie, il fait chaud, on aimerait mourir - et qui voit passer devant elle le type en costume brouillé, elle se nomme Angéla ou Angèle ou autrement Angélina ou encore Ange - et encore bien d'autres silhouettes, muettes, anonymes pourtant comme ce marchand ambulants de jouets (il s'appelle Samir et, à ce qu'on dit, il pourrait vous fournir ce que vous cherchez à un prix assez modique) ou ce vendeur de bouteilles d'eau, ou ces trois femmes portant des manteaux d'astrakan et des mises en pli d'un autre âge, qui se tiennent l'une l'autre par le bras et qui passent en faisant semblant de ne rien voir et surtout pas Edna, fille des rues, le regard éteint (surveillée par un souteneur assis à la terrasse du café de Paris) qui auront vu passer ce type lunettes de soleil et panama en faux carton, peut-être bien, oui mais qui n'en diront pas un mot

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

Un commentaire à propos de “# voyage #09 | illusions”

  1. belle description de l’accueil des touristes (en fait il n’y a pas qu’à Bastia et j’ai parfois envie de tirer la langue aux gens qui passent dans nos rues en petit train) mais ceux que j’aime ce sont ceux qui passent ensuite en petits caractères