#voyages | Voyage en boucle

L’autre voyage (droit et sinueux)

#01 | Ce qu’allait devenir Tarquinia

#02 | Mentir vrai

#03 | Au-delà

#04 | L’aéroport de Florence

#05 | Padoue sans portable

#06 | Où se poser en cas d’éruption

#07 | Sur la route de Louviers

Entre #07 et #08 | Direction Trieste

#08 | 82°51 de latitude Nord

#09 | À la frontière

#10 | Les âges du fer

#01 | Ce qu’allait devenir Tarquinia

La chambre était moins belle que celle de Volterra. Là, les plafonds étaient hauts, les boiseries étaient sombres. Le sol en terrazzo, les rideaux de velours, les dossiers cloutés des fauteuils de la réception donnaient un caractère somptueux à chacun des espaces de l’hôtel installé derrière des murs médiévaux dont les pierres ocres avaient peut-être déjà servi à bâtir des palais étrusques. Ici, un lit tiré au cordeau étalait la blancheur de ses draps sur un linoléum grisâtre, tous les angles étaient droits, et ma mémoire n’a pas daigné retenir un seul détail de la décoration. Si elle respectait les dimensions réglementaires du standing 4*, la chambre était moins grande que celle de Pérouse, où auraient sans doute tenu tous les appartements de ma jeunesse, et où les couvre-lits couleur bronze (deux lits doubles occupaient la chambre que j’occupais seule), les rayures assorties des rideaux, l’acajou rectiligne du mobilier, m’impressionnèrent un peu. Mais le caractère anonyme et froid de la chambre de l’hôtel Tirreno n’enlève rien au souvenir ardent que j’ai de ce soir-là. C’est dans cette pièce sans charme que commença véritablement mon voyage. Demain, Tarquinia cesserait d’être un nom paré de récits légendaires et de fresques reproduites en couleurs. Demain, tout ce que j’avais lu, vu, appris, rêvé sur Tarquinia viendrait s’emboîter comme ça pourrait dans ce qu’allait devenir Tarquinia pour moi. Et quand je donnerais de nouvelles conférences sur le sujet, je n’aurais plus à répondre par une esquive aux auditeurs qui me demanderaient si oui ou non, on pouvait vraiment entrer dans les tombes de la nécropole des Monterozzi.

Une odeur saline montait jusqu’au balcon de la chambre d’hôtel. Il faisait nuit et je crois que même le matin, je n’ai pas vu la mer toute proche. Je cherche le nom du port qui dépendait de la cité étrusque de Tarchna, je sais que ce n’est pas Pyrgi, il ne me revient pas. Je savais déjà que les Etrusques établissaient leurs cités fortifiées sur des promontoires en retrait de la côte, dont dépendaient les comptoirs portuaires qui firent leur pouvoir et leur richesse, mais je n’ai pas d’idée plus précise que ce soir-là de la géographie de la plaine qui s’étend depuis le rivage jusqu’au pied de la roche hérissée de murailles. La zone d’entre-deux où se situait l’hôtel était faite de ronds-points, de larges avenues, d’immeubles bas aux enseignes de station balnéaire, qui recouvraient sans doute d’anciens marécages. Je n’en aurai connu que des trottoirs déserts en cette nuit d’automne, et un supermarché pour acheter de quoi grignoter et une brosse à brushing, la mienne s’étant cassée dans la valise. Je ne verrais pas la mer à Tarquinia. Le programme des voyages culturels ne laisse pas de place à la flânerie.

Sur la table du balcon se trouvait un cendrier de verre. Je l’ai utilisé pour retenir les feuillets où j’écrivais. Le souvenir est traître et si je n’imposais pas à ma mémoire la date du voyage, postérieur de cinq ans à ma dernière cigarette, je me verrais inhalant avec bonheur des volutes de tabac chaud, rejetées dans le vent d’octobre pour tenir compagnie aux fantômes escortés par Charun. Je savais pourquoi j’étais là. Si j’avais accepté d’accompagner ce circuit, alors que je ne partais presque plus pour des agences, c’était pour être là, c’était pour voir Tarquinia. Je savourais cette nuit d’avant la connaissance.

#02 | Mentir vrai

Quand on est une conférencière en service commandé pour un voyage guidé, arriver dans une ville où l’on n’a jamais mis le pied, et devoir faire croire à vingt ou trente personnes qu’on la connaît intimement, arriver ainsi dans une ville, stress confinant à la jouissance.

Je connaissais mon sujet. Impasto villanovien, bucchero nero, importations corinthiennes, décors à figures noires, vases attiques à figures rouges, le musée de Tarquinia tu verras c’est facile, m’avait annoncé un ami archéologue, c’est un cours d’histoire de la céramique, tu n’as qu’à te laisser porter.

Les semaines précédentes, à préparer le voyage, à apprendre par cœur des villes, à se souvenir de celles qu’on connaît déjà, à rêver même si on n’a pas le temps car le départ approche, mais se laisser rêver car on connaît son sujet, et puis pour la première fois se promener en avant-première dans street view. Magie de cette découverte-là de Volterra, de Tarquinia. Et de savoir que sur place ce n’est pas vraiment comme ça.

Sur la route qui monte et serpente et aborde les remparts de Tarquinia, au micro dans le car, se retenir, ne pas dire trop tôt ce que l’on sait de la ville, cela pourrait nous trahir, mais deviner ce qui va apparaître, pour ne pas faire sentir qu’on va le découvrir, stimulante comédie.

Comme un écrivain, l’enjeu est de mentir-vrai.

#03 | Au-delà

Ces tombes comme des tentes de pierre, où était sculptée une poutre centrale décorée de grands cercles colorés, ces tombes où restaient au seuil, les uns après les autres, des visiteurs que n’attirait pas la piété, mais la curiosité, qui tentaient pendant quelques instants précieux d’apercevoir sur la paroi du fond, sur les murs latéraux, des animaux féroces, des chevaux à la belle croupe et aux jambes graciles, des lutteurs aux grosses cuisses, des augures gesticulant devant la porte de l’au-delà, des danseuses aux poses improbables, des banqueteurs sur les banquettes de leurs banquets se pâmant au son de joueurs de flûtes plus ou moins dénudés, ces tombes sans plus personne dedans, ni mort ni vivant, provoquèrent en moi une déception à la hauteur de l’excitation qui m’avait accompagnée jusqu’à elles. Poussée par d’autres curieux impatients d’abréger mon observation, je n’avais pas le temps que j’aurais voulu prendre. Les couleurs n’étaient pas aussi vives, pas aussi claires que j’avais cru les percevoir en reproduction, le bleu était moins bleu, le rose était fade, le rouge était passé. Ces tombes reproduisant, dit-on, des habitations, n’étaient même plus en état d’usage, propretés à refaire, leur enduit présentait partout des éclats, et parfois de vastes lacunes, leur état était dégradé. Je me pressais de l’une à l’autre, espérant de la suivante plus que de la précédente, mais même les plus célèbres – celle de la chasse, des panthères ou des taureaux – ne firent pas naître l’émotion attendue. Et pourtant j’admirais la main sûre du peintre qui les avait tracées.

Un jour, longtemps après, ces scènes pleines d’art et vie, malgré leurs couleurs ternies par le temps, me revinrent en mémoire, et je fus frappée par l’idée qu’aucun défunt ne s’était trouvé allongé entre elles et moi qui les contemplais. On inventait des systèmes ingénieux pour préserver les fresques ; qu’avait-on fait des morts ? Dans la chambre mortuaire de la Timone où reposait une très proche, sur un chariot camouflé par des draps immaculés, les murs piquaient l’œil de leur rose uni. Un lambris courait horizontalement sur le pourtour du salon qui portait un nom de fleur, j’ai oublié lequel, mais je me souviens de m’être demandé si les murs étaient bleus dans les salons où les familles venaient pleurer des hommes. Quelques jours plus tard, pour la mise en bière, on me fit entrer dans un salon plus vaste, le myosotis je crois, où deux murs portaient la même teinte rose , et les deux autres, du bleu lavande. Tout le bâtiment était marqué par le temps, le manque de moyens pour une rénovation. Et dans les deux salons, une large porte grise marquée « entrée interdite » attirait morbidement mon œil et mon esprit. Derrière s’activent les agents d’amphithéâtre qui préparent les corps, font faire aux défunts belle figure aux vivants, et je repensais aux portes de l’enfer dans la tombe des Charons, démons bleus de la mort, pareillement fermées, pour marquer l’impossible retour du pays des ombres.

#04 | L’aéroport de Florence

J’avais demandé à ne pas rentrer avec mes touristes, à les mettre dans l’avion à Florence, et à vivre ma vie – j’avais du chemin en tête. Mais je m’étais engagée par contrat à attendre sur place le départ de l’avion. C’est idiot. Quel problème pouvais-je régler une fois le groupe passé en salle d’embarquement, et moi restée dans le hall des départs ? Je commandai un caffé « normale », c’est-à-dire en deux gorgées, et un peu plus tard une eau gazeuse, l’heure passait, le bar n’avait vue ni sur les pistes ni sur l’extérieur « normal » d’un aéroport. J’étais fatiguée. Comme après tout circuit, je me demandais où j’avais pu puiser tant d’énergie toute la semaine aussi bien pour satisfaire la curiosité intellectuelle de mes clients que pour leur assurer le voyage tout confort qu’ils avaient acheté – hôtel, restaurants, car « deluxe ». J’attendais avec une impatience de moins en moins domptée l’annonce du décollage, pour pouvoir traîner mon sac jusqu’au tram, faire le trajet jusqu’à la gare, y trouver une consigne, et puis courir au Musée archéologique de Florence. Il ne faisait pas partie du programme du séjour en Toscane, mais comme Tarquinia, depuis longtemps j’en rêvais. Le nom de « Parigi » (puis, en anglais, « Paris ») attira mon oreille. Il restait quatorze minutes avant l’heure prévue. Et sur le panneau, un détestable « ritardo » apparut à côté du numéro du vol. Vingt minutes de retard. Je calculais que cela me laisserait encore le temps de voir la chimère d’Arezzo, et peut-être une autre salle. Mais la sorcellerie des points lumineux de l’affichage transmuta le vingt en trente, puis le trente en quarante, et je compris que je devais renoncer à découvrir le musée espéré.

Quelques voyageurs m’appelèrent depuis la salle d’attente – « Vous êtes encore là ? » « Vous devriez partir », « Ma pauvre, allez-vous en ! », mais quand le vol fut « cancellato / cancelled », et qu’un peu affolée j’en référai à Paris, ma correspondante dans l’agence organisatrice m’intima l’ordre de rester jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée. Elle craignait qu’on ne fît ressortir le groupe de la zone d’embarquement pour le loger une nuit à l’hôtel – à moins qu’elle ne l’espérât pour me donner une leçon. Quand elle apprit que le groupe serait rerouté par petits paquets, elle faillit piquer une crise de nerfs, tenant mon absence à leur côté responsable de la nécessité de réacheminer ses clients. Ceux-ci m’informaient de leur embarquement qui pour Rome, qui pour Zurich, d’où ils prendraient un autre vol. J’étais en parallèle au comptoir de la compagnie avec une liste des passagers dont je cochais les noms au fur et à mesure. Quelques uns dramatisaient la situation ; la plupart prenaient la chose avec patience.

À dix-neuf heures, tout mon groupe avait pris la route des airs, sauf un couple. L’hôtesse me souffla le nombre total des passagers de l’Airbus qui étaient en souffrance, ce qui m’indifférait. Tant qu’il me restait deux touristes au sol, j’étais assignée à résidence à l’aéroport Amerigo Vespucci. C’est par eux que j’appris la raison de tout cela. Un camion de ravitaillement était entré dans le train d’atterrissage de l’avion et l’avait mis hors d’usage. Finalement, cela m’amusa. Je pensai à la grappa que m’avait offerte le serveur à Murlo – il avait une tête d’étrusque, exactement la même que nous avions vu figurée en terre cuite sur un vase canope. Puis je pensai que le pauvre homme – le conducteur, pas le serveur – devait passer en ce moment un plus sale quart d’heure que moi.

Qui parle de quart d’heure ? Mon couple devait attendre le dernier vol, à vingt heures cinquante, et moi aussi longtemps qu’eus. Nous étions là depuis le début de l’après-midi. Je mangeai un morceau, fit deux fois dans les deux sens la longueur du terminal, et puis je m’assis sur les sièges arrondis en métal troué qui sont les mêmes dans les aéroports du monde entier. L’énervement me rendait incapable de lire ou rêver. Je ne pouvais qu’attendre. Et je m’émerveillai, moi de ce côté-ci, mon couple de touristes de l’autre côté des contrôles, de notre capacité à attendre. Car l’attente nous est aussi naturelle, à nous autres animaux, que la respiration, le besoin de s’alimenter ou l’alternance de la veille et du sommeil. Notre vie n’est pas autre chose qu’une longue attente de son propre terme, que nous meublons d’espérance et d’occupations.

#05 | Padoue sans portable

Les Florentins ne sont pas les gens les plus hospitaliers du monde. Pourtant dans le petit hôtel tout près de la gare, dans le soir avancé, l’hôtelier m’offrit un plat de spaghetti. Je ne pensais qu’au musée qui m’avait échappé, mais je parlai de tout autre chose. Nous nous souhaitâmes bonne nuit. Je retournai mon sac sans trouver mon chargeur, et je ne voulus pas déranger mon hôte une nouvelle fois. D’ailleurs au matin, le seul câble qu’il sortit ne correspondait pas à mon téléphone qui dut rester à plat. Avant mon train pour Padoue, il me fit encore la faveur de me prêter son fixe, et je notai à la va-vite les indications dictées par ma copine, pour me rendre chez elle, à destination.

Padoue | Il est aussi facile de se retrouver que de se perdre, sous les arcades concentriques dont les piétons se servent comme les cyclistes, dans une merveilleuse entente née d’une attention réciproque.

Un grand jardin public après le canal | La couleur de l’herbe était plus franche que celles de l’automne. Il y flottait un parfum d’insouciance et de jeunesse qui donnait envie de musarder, mais je me laissai entraîner par le flot dynamique des piétons, étudiants pour la plupart, qui venaient comme moi de la gare. Je ne savais pas encore que les grands arbres sur ma gauche cachaient la chapelle de Giotto si chère à Charles Swann.

Le musée de minéralogie | Aucune enseigne n’indiquait la fonction de cette large bâtisse. Il fallait lever les yeux pour lire les lettres de son nom au fronton. Ce n’était pas un repère utile à mon chemin, mais Alessandra me pouvait me faire ignorer ce temple de sa discipline. Je l’imaginai passer sous les pilastres lourds de sa façade grise pour pénétrer dans l’antre où aucune vitrine, aucun tiroir n’avait de secret pour elle.

Un café étudiant à l’angle duquel je devais tourner à droite | Devant, quelques mères de famille bien vêtues soutenaient en dialecte une conversation animée. Dedans, les tables étaient toutes vides, et sur les deux étages vitrés, la rambarde de l’escalier rompait seule de ses lignes noires la monotonie glauque des néons laiteux qui baignait l’établissement.

Une grande place à prendre dans toute sa longueur | Le bleu étendard de la toile tendue au-dessus des étals du marché, dont ses bords ondulés me cachaient par intermittence l’hésitation du ciel entre un bleu délavé et un gris bien pâle.

Teatro Verdi | En traversant la rue, je répétai ces syllabes « teatro Verdi », arrondies comme l’arrière du petit bâtiment qui semblait lui-même un décor d’opéra soutenu par les poutrelles des immeubles récents.

La porte Savonarole | Une sorte de mausolée antique, bien net et bien propret, construit sur une ruine, traversé par une autre. Qu’est-ce qui est le plus incongru, d’un monument hors d’âge au milieu du rond-point, ou de l’organisation moderne de nos villes au milieu du passé ?

Hotel Milano | C’était un cube de cette tonalité à la fois vive et crémeuse qu’on ne rencontre qu’en Italie, et qui tirait ici vers l’orange. À la différence du musée, une grande enseigne le signalait en lettres immenses sur son toit, qui s’allumaient peut-être la nuit, comme les néons de Tarquinia. Je me demandai à quoi pourrait ressembler un hôtel Padova à Milan.

Un vendeur de vélos | Le magasin était bien plus moderne que je l’avais imaginé. Elle habitait juste au-dessus.

#06 Où se poser

La brume s’installait sur Padoue et la vapeur du thé au jasmin envahissait l’appartement d’Alessandra, au-dessus du vendeur de vélos. Nous hésitions à partir le soir-même ou le lendemain matin. Mon amie devait participer à un congrès de minéralogie à l’université de Salzbourg, qui débutait le surlendemain. Elle avait accepté de faire un crochet pour m’emmener jusqu’à Hallstatt, autre ville à laquelle je rêvais depuis longtemps, et qu’après Tarquinia, je m’apprêtais aussi à connaître, faisant fi de la possibilité d’une seconde déception.

Au milieu des miettes de ces biscuits qu’on appelle « baiocchi » parce qu’ils ont la forme d’une ancienne monnaie pontificale, au lieu d’établir notre itinéraire, nous revisitâmes les circonstances de notre rencontre, répétant des ragots anciens sur d’autres amis « Erasmus ». Je lui racontai quelques anecdotes survenues avec les touristes que je venais de quitter, nous échangeâmes quelques connaissances sur l’albâtre de Volterra et le système religieux des Etrusques, et bien sûr je revins sur mon interminable attente de la veille à l’aéroport Amerigo Vespucci.
– Au moins vous étiez au sol, dit-elle.
– Oui ?
– C’est moins angoissant de ne pas savoir quand on va décoller que de ne pas savoir quand on va atterrir.
– Mais ça peut durer plus longtemps, commençai-je à plaisanter avant de m’interrompre devant son expression où subsistait la marque de l’angoisse.

Elle me raconta alors la plus grande frayeur de sa vie. Elle revenait de Vancouver…
– Je ne savais pas que tu étais allée au Canada.
– C’était un peu mission top secret. Attends de savoir ce que mon directeur transportait dans sa mallette.
…et devait faire escale à Londres. Ses yeux retrouvèrent leur malice habituelle quand elle ajouta : « Les autres passagers du vol étaient loin d’imaginer en quelle extraordinaire compagnie ils voyageaient. » Elle avait ressenti une excitation intense au niveau du plexus en les regarder s’installer, ignorants de ce que son chef transportait : un échantillon de roche contenant un minerai qu’on ne trouve pas sur terre. La faculté les avait envoyés tous deux pour rapporter ce morceau de météorite, qu’un savant à la belle barbe blanche leur avait confié avec autant d’émotion que de solennité. Son propre bagage ne contenait que des choses banales. Elle le cala dans le compartiment au-dessus des sièges, tâchant de faire abstraction de la nervosité de son collègue, qui se disait que l’aérolithe pourrait bien tomber une seconde fois du ciel, et lui avec.

Alessandra n’avait pas peur en avion. Mais son voisin, à force de se tortiller, de soupirer fort en fermant les yeux, de former du bout des lèvres un petit tuyau par lequel il expulsait l’air très lentement, finit, sinon à lui communiquer sa panique, du moins à la contracter suffisamment pour qu’elle ressente de l’inconfort. Elle s’efforça de penser aux merveilles de l’univers, loin de la voix des hauts-parleurs.Dans un hoquet, l’avion démarra et les fit sursauter. Les poumons de son directeur se gonflèrent pour deux. Il avait la mâchoire aussi raide que celle des Néandertal qui ornent les bureaux en paléontologie. Le commandant de bord s’exprima en données chiffrées. La chef de cabine avec toute son équipe leur joua la pantomime de la sécurité. Au décollage, Alessandra sentit son plexus descendre d’un cran.
Impossible de se concentrer sur sa lecture, son collègue avait le poing crispé sur l’accoudoir, il ressemblait à un noyé s’agrippant à un rocher. Elle hésita à lui rappeler que la plupart des accidents se produisent au décollage, y renonça, mais il le savait sans doute car après, elle le sentit se détendre. Ils finirent même par entamer une conversation tout à fait censée, et les propos du Responsable de la matière extraterrestre de l’Université de Pise – car tel était l’intitulé exact de son poste – furent aussi passionnants qu’à l’ordinaire. Une hôtesse, face poudrée, voix sucrée, vint en briser l’écho. Ils acceptèrent tout ce qu’elle leur proposa pour qu’elle parte plus vite. Enfoncés chacun dans son fauteuil, ils regardèrent ensuite des films différents, leurs coups d’œil en biais scrutant l’écran de l’autre. Ils étaient bercés par la régularité des ronrons des moteurs. Il bâilla le premier. Elle s’endormit avant lui. À son réveil se mêla une odeur de café tiède qui n’avait rien d’un espresso. Elle le refusa et regarda le jour apparaître dans le hublot pendant que se dissipait son engourdissement.

 C’est alors que le commandant de bord prit la parole. Interrompant le cours de ses pensées, il annonça que les aéroports de toute l’Europe du Nord était immobilisés par l’éruption d’un volcan islandais. Le responsable de la matière extraterrestre surgit de son sommeil et se dressa comme un « i ». Par réflexe il lui prit la main qu’il serra à lui faire mal.
« J’en fais solennellement le vœu devant toi, Alessandra : si l’on revoit jamais la terre, j’apprendrai à ce capitaine à prononcer correctement le nom de l’Eyjafjöll. »

En attendant, ils étaient déroutés. Au propre comme au figuré. Que faire si leur avion ne trouvait nul port où se poser ? Pendant que le pilote cherchait à l’aveuglette une piste d’atterrissage à travers le nuage de cendres, la cabine connut de longues minutes de silence. Alessandra n’avait aucune notion du temps qui s’écoula avant que la voix suave d’une hôtesse les informât qu’ils allaient se poser finalement à Clermont-Ferrand. Petit aéroport, mais grands volcans. Et immense soulagement.

#07 | Sur la route de Louviers

Nous avions quitté Padoue au point du jour. Seuls les panneaux verts éclairés par les phares d’Alessandra m’avaient indiqué que nous frôlions Venise, et j’avais somnolé dans la nuit qui peu à peu s’évanouissait. Le jour était bien levé quand nous traversâmes le Piave. La plaine à perte de vue, et le campanile pointu qui s’élevait du village voisin, avec ses toits de tuile, étaient exotiques à mes yeux, mais le fleuve sous le pont avait la même couleur que celui de mon enfance, et dans cette platitude, il devait lui aussi avancer par méandres. Pendant qu’Alessandra m’emmenait vers les Alpes, mon esprit flotta ailleurs, dans le pays de l’enfance et de ses petits voyages répétés à la maison des grands-parents.

Toute la semaine, la Seine n’était que la dernière partie du nom de la banlieue où nous habitions. Nous ne la voyions jamais. Et lorsque nous partions, jusqu’à Saint-Cloud elle n’était qu’un nom – et là sur le pont – Tour Eiffel à droite – et puis un deuxième pont – péniches amarrées, lourdement, sombres masses immobiles synonymes du passé. Aussitôt après venait le tunnel. En y entrant, mon père nous demandait toujours de guetter, nous pourrions peut-être voir le serpent. L’allusion à l’accord monétaire européen ne m’apparut que bien plus tard. Nous traversions encore la forêt de Saint-Germain avant que la Seine commence à exister – et là, soudain elle bordait les deux grandes cheminées de la centrale de Porcheville. La Seine se laissait enfin longer, presque toucher on dirait. Mais la puanteur qui nous prenait aussitôt le fleuve aperçu l’emportait sur le reste, même si les industries de Mantes-la-Jolie n’apparaissaient qu’en haut de la côte. C’était une odeur piquante qui montait haut dans les narines, et que je continue d’associer à la poussière de la carrière qui recouvrait de blanc jusqu’aux camions à benne, même si je crois avoir compris, plus grande, qu’elle provenait d’une fabrique de cellulose. Et puis le fleuve disparaissait, mais nous le savions tout près. Lorsque nous quittions l’autoroute à Louviers, après les tristes maisons de brique et de vieux colombage, au printemps il faisait encore jour quand nous passions le pont de l’Eure avec ses jardinières accrochées aux rambardes. Deux tours de roue durant, l’eau était le miroir d’un monde paisible et beau dont les ramures de grands arbres reflétaient l’enchantement. C’était un affluent, et nous pouvions en être fiers, disait mon père. De cet autre antienne, je n’ai jamais saisi le sens. Nous devions ensuite affronter la traversée d’un univers où – quel que soit le temps – le ciel était bas et les murs rongés, la brique crasseuse, la pauvreté incrustée, vision qui culminait avec les miradors et les gros barbelés violemment éclairés au sommet des murs de la maison d’arrêt. Je n’ai pas retrouvé la prison de Louviers – a-t-elle été détruite ? Ai-je confondu dans ma mémoire d’enfant avec une autre ville ? Et j’ai découvert que l’Eure, pendant un long chemin, souligne en plus petit le tracé du grand fleuve, en suit même un méandre, pour n’y unir ses eaux qu’à Elbeuf. J’ai suivi le chemin de halage jusqu’au confluent. Les champs sont bien plats, les rares maisons sont tristes elles aussi, mais cossues. La consolation venait de la forêt, quand nous marchions sur les feuilles en passe de devenir humus, le dimanche après déjeuner, et que je ne pensais pas encore à la route de retour.

Entre #07 et #08 – Direction Trieste

Assez vite après le départ, Venise est partie au bout d’une flèche sur la droite. Nous suivons les panneaux « TRIESTE », c’est la prochaine grande ville, notre direction, notre étoile polaire. J’ai lu Belluno que je ne situe pas, Bassano et Chioggia. Bassano, comme Jacopo, peintre de tableaux sombres aux accents lumineux sur les habits vieux rose, aux pelages mordorés, aux personnages fléchis, couchés, agenouillés sous le poids du destin – ou de leur dieu terrible) ; Chioggia où se déroule « La petite Venise », le beau film d’Andrea Segre au titre si mal traduit, « Io sono Li », avec Zhao Tao dans le rôle de la serveuse chinoise, et Rade Šerbedžija dans le rôle du pêcheur poète ; Mestre et ses usines, le port de Marghera, tentacules du développement et de la pollution jusque dans la lagune. Les noms des villes portent l’imaginaire. Seul « Venezia » n’éveille aujourd’hui pas d’émotion en moi. Nous la frôlons, nous la contournons, pour une fois je n’y vais pas et n’y envoie aucun rêve. Destination privilégiée des voyages organisés, j’y ai souvent brûlé semelles et orteils. J’ai même appris à l’aimer. Je connais presque toutes ses églises et nombre de ses musées, je sais le nom des sextiers et ses recoins faussement secrets. Venise n’aime rien de plus que de s’exhiber. J’ai une connaissance intime, sinon de la ville, où je n’ai jamais résidé qu’en meneuse de touristes ou en touriste moi même, mais de son histoire et de ses légendes. Je rêve depuis longtemps d’aller à ERACLEA. Les petites vagues sur le logo carré du panneau autoroutier signifient-elles qu’on doit prendre le bac pour y aller ? Et aussi à CAORLE. Et puis à ODERZO, dont un colonne à terre et quelques pierres symbolisent la ruine. Je fais une allusion à Marco Polo, Alessandra sourit, elle a compris que je parle des villes et des signes. Le jour s’est levé avant le Piave. C’est un fleuve à méandres. J’aimerais encore plus voir Grado. Aucun signe autoroutier ne m’en indique l’existence.

TRIESTE est toujours là, en grand, en blanc sur les panneaux verts, trois flèches au-dessous, bien droites au-dessus des trois voies de l’autostrada. Les camions sont nombreux. La plaine autour de nous étale ses champs verts, ses peupliers et ses roseaux, des bâtiments d’exploitation agricole et logistique, quelques vignes et des vergers en espalier. À gauche au fond de l’horizon, ce sont déjà les Alpes. J’ai toujours aimé le nom de PORDENONE. Je ne sais pas où c’est, n’en ai aucune idée.

Par temps clair on voit les sommets enneigés depuis les îles de Rialto. La lumière d’automne est transparente et dorée. Le matin alourdit les vignes de quelques brumes. UDINE commence à apparaître. Le jour monte et le ciel devient nuages moutonneux et plus loin, le bleu. Il n’y a pas d’animaux dans les champs. Les Alpes continuent de tracer une ligne grise. Le regard est parfois accroché par un blanc lumineux, taché par la grisaille du lointain, jauni par la lumière levante : la neige. Souvent tout disparaît dans une masse de nuées. Alessandra me dit quand il fait gris, on remarque plus l’éclat de la ligne de crète. Elle ne dit pas « les Alpes », mais les « Dolomites ».

Notre conversation d’hier soir, fournie, ininterrompue, s’est prolongée tard avant de nous coucher. Nous n’avons pas tenu notre promesse de six heures, nous sommes parties à sept.

Dans la voiture depuis le départ nous parlons peu. La route nous engourdit. Nous laissons se déposer en nous toutes les paroles et l’émotion des retrouvailles qui nous a excitées toute la soirée. La sédimentation est un processus long. Alessandra propose de faire une pause. Elle doit lire dans mes pensées : j’ai envie d’un café. Elle ne boit que du thé. Sortons de l’autoroute, propose-t-elle. Nous avons traversé le tracé rectiligne d’un canal d’irrigation, tout droit dans la plaine agricole. Nous ne sommes guère qu’à quinze kilomètres de la lagune. Je me crois au centre des terres jusqu’à ce qu’un cours d’eau bien large, que nous traversons haut, me rappelle les montagnes à gauche, l’Adriatique à droite. C’est le Tagliamento, et bientôt VENETO est barré de rouge sur un panneau. Nous quittons la Vénétie pour entrer dans le Frioul-Vénétie-Julienne. Nous sortons peu après et nous trouvons un bar restaurant au bord d’une route bordée de terres agricoles, de maisons rares et grosses, lisses, sans intérêt, de magasins qui, j’imaginent, vendent des tracteurs ou des produits phytosanitaires. Le panneau avant un rond-point me réveille tout à fait. Tous les noms sont doublés. Je l’ai photographié. Les noms y sont doublés. Ronchis (le petit bourg où nous nous sommes arrêtées) s’appelle aussi Roncjis, Trieste et Udine sont écrits avec et sans « e », Portogruaro est Puart… quelle est cette langue où Venise s’appelle Vignesie ?

Le paysage reprend plat comme avant sur l’autoroute, de la plaine rien ne dépasse, sauf parfois une antenne que l’on avait pris, de loin, pour un clocher, et TRIESTE est écrit toujours aussi grand, mais les noms des villes se font moins familiers. Je savais bien sûr que nous n’irions pas à Trieste. Ce n’est pourtant qu’au moment où la route se divise (A4, flèches à droites vers Trieste et la Slovénie ; A 23, flèches tout droit vers Udine, Tarvisio et l’Autriche) que la frustration m’arrive en pleine figure, et que prend forme le rêve qui en moi s’appelle Trieste, et je sais qu’un jour j’irai.

Maintenant que la grande ville, le cap, notre prochain aimant est UDINE, maintenant que contrairement à ce que laisse penser la linéarité des flèches, la route nous a entraînées vers la gauche, que les montagnes sont devant, que nous tournous le dos à la mer et nous éloignons du grand port carrefour de l’Europe, maintenant seulement qu’est termisée la répétition du nom de Trieste au-dessus de nos têtes, je pense ce que j’ai lu des gens de cette ville, navigateurs et montagnards, endurcis aux climats extrêmes de l’Adriatique et des contreforts des Alpes dinariques, je pense à Paolo Rumiz, journaliste, marcheur et écrivain, et je pense à Karl Weyprecht, sujet de l’empire austro-hongrois, qui a découvert, au nord de la Nouvelle Zemble et de la mer de Barents, un archipel nommé de ce fait « Terre de François-Joseph. »

#08 – 82°51 de latitude nord.

– Des terres blanches perdues dans les glaces / des zones blanches au milieu des cartes.

– La grand fièvre géographique mondiale envoie les explorateurs plonger dans le vide.

– Qui est assez givré pour travers les glaces ?

– Le lieutenant de vaisseau Karl Weyprech a trente ans. Son enthousiasme emporte sponsors et institutions scientifiques, il part dans l’espoir de découvrir le Pôle et le passage du Nord-Est.

– Il engage quatorze hommes pour servir sur le Tegetthoff, des natifs de Dalmatie, de Fiume et de Trieste. Ils s’appellent Marola, Zaninovich, Scarpa, Lusina, Catarinich, noms bâtards de la frontière, qui font sourire ses compatriotes allemands quand Weyprecht leur en parle. Ces noms ne sont pas plus drôles que d’autres. Mais l’équipage est méditerranéen. Ça les amuse de les imaginer au grand Nord. Weyprecht répond que lors de la retraite de Russie, les bataillons napoléoniens qui ont subi le moins de perte sont ceux des provinces illyriennes.

– L’enfer blanc les engloutit. Et puis le noir. Le 28 octobre, le soleil disparaît pour six mois.

– Quand l’aube renaît au printemps, un ours polaire pénètre à bord. Le deuxième été est plus court encore que le premier. 1874. Le Tegetthoff parvient à la latitude la plus haute jamais atteinte jusque là, les 82°51 nord.

– Deux hivers à moins cinquante. L’odeur de l’huile qui brûle dans les lampes, dans les nuits interminables. La pression du gel sur la quille est si épouvantable que le bateau se soulève dans des grincements terrifiants et des battements sourds.

– Le commandant leur fait la classe tous les jours, et invente toutes sortes de travaux pour vaincre la dépression. La nuit est totale.

– À la fin ils abandonnent le bateau et rentrent à pied par la banquise.

– Tous revenus vivants après neuf cent jours – personne n’y croyait plus.

– Pas une rue de Trieste ne porte leur nom.

#09 – À la frontière

Je me souviens du nom de Tarvisio, dont je ne sais rien de plus, sinon qu’il commençait comme Tarquinia et qu’il marquait la fin de l’Italie. Un panneau bleuté indiquait « Ai tre confini », L’auberge des trois frontières. Les Alpes n’avaient pas les dents que je leur connaissais en Provence ou en Savoie. C’était des sommets ronds, des tas de pois nappés des branchages vert sombre d’espèces persistantes. Je ne savais plus quand nous étions entrées dans ce paysage, depuis quand la plaine avait laissé la place à la montagne. L’Autriche s’annonçait. Le troisième pays, me répondit Alessandra, était la Slovénie. Dans ces infrastructures de ponts et de tunnels, il n’était pas commode d’aménager des aires pour le confort des automobilistes, sauf à la sortie de l’autoroute. Alessandra d’ailleurs préférait sortir. Une espèce de chalet tout neuf se dressait là, sur le parking. Autour, des pentes et la flore alpestre. Je ne fus pas longue à remarquer le garçon, tout en noir, qui nous fixait, comme il fixait toutes les tables, et nous fuyait tout aussitôt, comme s’il redoutait le contact qui allait inévitablement s’établir entre lui et les autres consommateurs de l’établissement. Il n’était pas midi. Nous étions peu nombreux. Il se leva. Au moment de franchir la porte, il fit soudain demi-tour et revint s’asseoir précipitamment, tout près de nous, à la table voisine, raide, le regard figé, la respiration bloquée.
– Vous avez un problème, quelque chose ne va pas ?
Il fit non de la tête et pointa du menton le parking, dehors, en bredouillant : « J’en ai marre des cons. »
Cinq ou six personnes, y compris des enfants, entouraient comme des sauterelles une voiture surmontée d’une perche et d’une caméra à 360°. Alessandra et moi le regardâmes aussi comme un extraterrestre : un google driver !
– Ils veulent tous être sur les photos, poursuivait-il entre ses dents.
Il avait dix-neuf ans, ou vingt-et-un peut-être.
– Vous aussi ça vous dirait ?
Il ricanait, on effaçait les gens sur les photos, et lui ça l’emmerdait, il devait recommencer les prises.
– Certainement pas ! répondîmes-nous.
Comme les humains au comportement d’insecte entraient dans le café-restaurant, il sauta de son banc à notre table, et dit n’importe quoi, faisant semblant de poursuivre une conversation d’intimes avec nous, pendant que leurs regards comme des télescopes fouillaient la salle à sa recherche.
Il disait qu’il avait sillonné les plus petites routes des alentours, parce qu’il avait tout son temps, mais pas le droit de sortir d’Italie. Le conducteur de la google car doit être du pays cartographié. Il allait faire demi-tour maintenant à la frontière, rentrer par un autre chemin, il disait qu’il voyageait seul, n’ayant pas non plus le droit de prendre des passagers. Il parlait des conifères et je lui commandai un café, les autres avaient les babines retroussées, les yeux rivés sur le véhicule de leurs fantasmes cybernétiques, il parlait d’un conifère qu’il avait vu déraciné sur le bord de son chemin, et que son père disait toujours qu’il fallait fouiller les racines et les mottes des arbres abattus, à cause des pièces d’or, ou des thalers, ou des sesterces qu’on pouvait y trouver, et son père avait un jour gagné à la loterie de leur village, pas une grosse somme, mais tout de même, et puis « vous m’accompagnez pour sortir ? » et il me prit le bras, comme à une tante, une sœur aînée, une cousine imaginaire, et nous passâmes incognito devant les baveurs d’envie, il alla jusqu’à la Fiat d’Alessandra puis d’un pas ample et naturel se coula jusqu’à son étrange vaisseau et démarra au moment où les autres apparaissaient à sa poursuite sur le seuil de chalet. Nous en riions encore lorsque je m’avisais que les panneaux de l’autoroute étaient tous en allemand.

#10 | Premier et second âge du fer

10-1 Hallstatt – Station de pompiers, Feuerwehr, un local gris comme le ciel, grand comme le ciel sauf la montagne, au pied d’un funiculaire d’attraction qui permet de monter sur la montagne du sel, qui permet de s’amuser dans les galeries où d’autres ont creusé. Les sapeurs et le mineurs ont bien des choses en commun, et une même sainte patronne, Barbe. Le sel a dû creuser la peau des mineurs à les dessécher. D’en haut du vertical promenoir à touristes, la vue est grandiose sur le lac, face aux sommets.

10-2 La Tène – Comme une porte de sortie sur le ponton en dur, entouré de pilotis en béton dans le lac de Neuchâtel, une inscription sur un panneau : « Merci de votre visite, à bientôt ! ». Au-delà de la surface bleu-gris du lac, le mur gris-bleu des montagnes. Il doit y avoir des gens qui viennent visiter en bateau le musée archéologique du Laténium. Un peu plus loin sur la droite, l’hôtel Palafitte, une idée marketing géniale, des chambres sur pilotis comme au deuxième âge du fer – mais là, grand luxe. Pas les moyens d’y dormir, jamais. Au moins aller regarder la carte du bar, peut-être oser s’y asseoir.

10-3 Genève, jardin anglais – Le chapiteau du kiosque à musique a la même forme que les parasols qui ombragent les tables. Le parquet de bois s’étend, vide de musicien, jusqu’à la perspective du lac derrière les grands arbres. Elle était venue voir l’endroit où le Rhône sort du lac Léman. Elle avait trouvé ce kiosque. Elle l’avait reconnu. Il était à l’arrière-plan de la photo sur l’étagère de ses grands-parents où elle portait un poncho rayé tricoté maison, où elle avait une bouille ronde, un jouet rond à la main. Sa grand-mère lui tenait l’autre main. La boucle était bouclée.

10-4 Elle devait rentrer à Marseille, où du travail l’attendait. De sa semaine de vacances vers les proto-Gaulois de Hallstatt (site éponyme du premier âge du fer) et les Gaulois de La Tène (site éponyme du second âge du fer), peu de choses ont été dites. La tombe de Vix, vers laquelle se dirige la route droite et sinueuse de l‘autre voyage, est à la jonction de ces deux époques. Elle avait laissé Alessandra à Salzburg. Les trajets entre l’Autriche et la Suisse ne sont pas décrits avec précision. Elle n’avait peut-être pas envie de tout raconter. Elle devait rentrer à Marseille. Elle n’était pas pressée. Elle regardait le jet d’eau sur le lac. Accoudée à la balustrade du pont du Mont-Blanc aux grands drapeaux agités par le vent, elle se faisait bousculer par les passants, et dans son dos filaient voitures et trolleys. Il n’y avait qu’elle à rester immobile.

Pour la partie imaginaire de ce voyage, je voulais suivre un commerçant de Massalia et son guide gaulois le long de fleuves qui montent, d’affluents qui s’enfoncent vers des plateaux dont les vallonnements boiseux font perdre le chemin des sources, je voulais raconter son voyage depuis les rivages de la Méditerranée vers les terres barbares où des peuples qui ne s’appellent pas encore Eduens ni Parisii naviguent pour transporter le précieux étain et une boisson exotique et nouvelle, le vin. J’ai relu la consigne. L’invention ne doit pas se sentir. L’irréalité d’un voyage dans le temps serait trop évidente. Je vais rester dans mon époque et raconter deux voyages réels qui me sont arrivés, dont l’un sera plus inventé que l’autre. Celui-ci est circulaire. L'autre est droit et sinueux.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine» (http://fadianike.blogspot.com), éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille» (https://www.facebook.com/LapietonnedeMarseille/), éd. David Gaussen, avril 2023. A paraître en octobre 2023 : «Ton Nombril», premier volet du diptyque ORIGINE, Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi. Le second volet s'intitulera «BigBang». Une souscription Ulule est en cours https://fr.ulule.com/ton-nombril-origine/

7 commentaires à propos de “#voyages | Voyage en boucle”

  1. Rétroliens : Voyage en ligne droite #01 | Nuit sans insomnie – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  2. les noms « Tarquinia Pyrgi Tarchna » m’ont fait rêver et j’ai senti l’odeur de la mer qui montait jusqu’à la fenêtre
    quelque chose de l’attente
    nous aussi on attend la visite de Tarquinia…

    • Réponse bien tardive. Merci de m’avoir lue jusqu’aux portes de Tarquinia, depuis le texte a évolué, c’est ça le temps qui passe…

  3. Beaucoup aimé votre texte , dense et plein de réminiscences . Tarquina me fait évidemment penser aux petits chevaux de Marguerite Duras que je n’avais pas lu avec enthousiasme la première fois. Mais c’est votreécriture qui me séduit plus que ce qui est raconté, qui est très éloigné de ce que je perçois et ressens en voyage, même imaginaire. Chez vous je devine un « arrière-pays » riche d’expérience et une clarté de forme qui laisse la place suffisante à la lecture étrangère.

    • Merci beaucoup Marie-Thérèse pour ce commentaire (du mois dernier… j’ai un peu couru après le temps). Bien sûr Tarquinia fait penser à Duras, livre que j’ai lu au moins deux fois, avec beaucoup d’intérêt pour le rendu de la chaleur lourde, de la douleur, de l’attente – je me rends compte en en parlant que j’en ai des souvenirs très forts et très précis, mais qui m’avait laissée frustrée quant à la description des paysages dans lequel il se déroule, et que je n’arrive pas à visualiser. Quoiqu’il en soit, pour moi Tarquinia c’est autre chose, c’est pourquoi je ne l’ai pas citée.

  4. Du coup, j’ai voyagé avec vous, des noms qui me parlent, me font chaud au cœur, Pise, Salzbourg, projets et souvenirs et par dessus tout l’éruption du volcan islandais, j’aurais pu atterrir à Clermont, mais je devais rejoindre Paris, alors c’était voyage en bus, 20h à travers l’Europe et pas un souvenir de paysage! Tâcheron du voyage…un récit à mijoter?
    Merci pour votre texte…