#été2023 #01 | j’écrivais

Traverser le jardin, gravir les marches dans l’obscurité. Parfois il pleut si fort qu’il faut courir. J’ai écrit dans un grenier où la neige en tombant devenait bleue, j’avais froid. Dans ce camion d’où je voyais la route et la fumée de la centrale je n’ai pas attrapé la mort; les chiens hurlaient — là-bas on les laisse attaché à des chaines courtes elles raclent les murs. Une chienne au regard doux me suit et j’avance dans l’obscurité humide de la terre. Longtemps il a fallu partir. Je n’avais pas de bureau. Parfois je gardais les chiens. Même des enfants. On me prêtait une piaule pour écrire. Piaule- chambre- cambuse – gourbi je n’ai pas été en taule. Il y a des livres qui s’écrivent en prison et d’autres qui poussent dessous la terre. Quatre marches pas régulières avec de la mousse. Tu tombes une fois. Tu sais. Le premier jour j’ai écrit avec une écorchure au genoux. Comme un reste d’enfance. C’est un jardin sur deux niveaux dans une région froide et chaude. En été c’est intenable. Là c’est juin. Trois jours qu’il pleut. Il y a la maison et il y a le bureau. Parfois on dit la petite maison, presque un carré. Longtemps j’ai rêvé que j’écrivais dans une pièce courbe : je m’étouffais. C’est son bureau, on me les prête en attendant : il est mort d’une attaque. Pas qu’il revienne, ils vendront. À quatre vingt douze ans il coupait son bois. Trois mètre 75 sur quatre, j’ai mesuré. Six mois: comme chez toi. Parfois j’écrivais sur mes genoux dans les trains, dans l’arrière cuisine d’une auberge où je faisais la plonge j’ai perdu trois cahiers. J’ai écrit dans les cafés, toujours au fond mais je voyais la rue. Quelqu’un qui a enseigné la littérature : comme chez toi. Six mois et j’avance dans l’obscurité je tourne le dos au levant. Une porte vitrée qu’il faut tirer très fort: de la rouille sur les rails ou le châssis s’est voilé. Tout à l’heure ce sera rouge derrière les arbres : Roth. J’ai demandé puis déplacé la table, je n’écris pas dos à la fenêtre. Deux tréteaux de chantier avec une porte. J’écris sur un vantail de porte : du hêtre je crois. Je tape à deux doigts sur un ordinateur qui a dix ans. Longtemps que je n’écris plus à la main. Par la fenêtre je vois l’amandier, je dis l’amandier pour le mot; je sais peu des arbres, même le chant des oiseaux n’a pas de noms. Autrefois je vivais dans les villes; j’ai colporté des aspirateurs. J’ai fait venir mes livres. Il y a les siens sur les rayonnages. J’ai posé mes livres, une quinzaine, tout autour en piles. De la poésie principalement. Un livre sur la pluie. Dans un pot de café il y a des stylos, une règle d’écolier, un couteau de cuisine. La chienne pue il faudra la laver. La chienne respire bruyamment et je tape des lettres à deux doigts.

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

16 commentaires à propos de “#été2023 #01 | j’écrivais”

  1. C’est magique, je ne comprends pas tout mais c’est magique et touchant, un télescopage d’images et de sensations, de non-dits presqu’énervants (qui joue sur les nerfs) et magique. je ne sais pas dire. En bref: quel beau démarrage!

  2. « Tout à l’heure ce sera rouge derrière les arbres : Roth. J’ai demandé puis déplacé la table, je n’écris pas dos à la fenêtre. Deux tréteaux de chantier avec une porte. J’écris sur un vantail de porte : du hêtre je crois. Je tape à deux doigts sur un ordinateur qui a dix ans. Longtemps que je n’écris plus à la main. Par la fenêtre je vois l’amandier […] J’ai posé mes livres, une quinzaine, tout autour en piles. De la poésie principalement. Un livre sur la pluie. Dans un pot de café il y a des stylos, une règle d’écolier, un couteau de cuisine. La chienne pue il faudra la laver. »

    Quand l’écriture prend tout en compte dans le lieu d’écriture, il y a la certitude que rien ne se perdra vraiment. Et c’est beau à lire, tout simplement.

    • Merci Marie-Thérèse (c’est en vrac trop confus mais laissé venir dans le mouvement )

  3. J’aime beaucoup la poésie concrète, sensorielle, de ce texte et ses échappées un peu étranges parfois : « Longtemps j’ai rêvé que j’écrivais dans une pièce courbe : je m’étouffais. » Très beau.

  4. Méli-mélo d’images et de sentiments. Et puis ces cinq ou six dernières phrases. Vision d’une femme dévastée, résistante, belle, à vif. Décidée.

  5. une merveille Nathalie.. les deux voix, la tienne et la sienne
    (et puis le sourire de  » Le premier jour j’ai écrit avec une écorchure au genoux. Comme un reste d’enfance. »)

  6. Les alternances d’ambiances, d’éléments très concrets, la peau écorchée, tout concours à dire ce paradoxe d’écrire, sa précarité, et les tentations tjs si proches, j’aime beaucoup,
    Cat

  7. je suis entrée dans cette maison, précise et floue comme un film dans des lieux anciens… je vois la table (écrire sur une porte, quelle belle manière d’établi à la Marie-Hélène Lafon, promesse d’ouverture vers l’ailleurs !), je sens les parfums du passé, la présence du vieux monsieur, les mondes qui se créent en miroir de ceux qui ont disparu…
    merci Nathalie !

  8. Ugo, Brigitte, Catherine ( paradoxe d’écrire ah oui) , Laure, Gwenn ( lire M H Lafon oui merci) Merci beaucoup pour les échanges!

  9. J’aime ce texte qui part dans tous les sens, nous perd, nous rattrape, nous secoue, s’empare de nos émotions.
    Merci.