autobiographies #06 | la dame au pouce orange

Cette langue, ces accents rauques, avalés, comme une bande magnétique passée à l’envers et elle, répétant le nom de la ville en montrant les cars rangés parallèlement en diagonale, faisant le geste de tourner un volant et même parfois des sons avec sa bouche en gonflant les joues, lèvres vibrant l’une contre l’autre, pou-pou-pou-pou pour imiter le bruit d’un moteur et toujours le nom de la ville avec un ton interrogatif mais le nom est prononcé à la française ce qui n’a rien à voir avec le nom dans la langue du nom, nuit tombée sur le terminus des autocars seulement éclairé par les paires de phares arrivant ou repartant, gros phares, lumières brutales aux mouvements imprévisibles, elle se garant précipitamment des capots très allongés à angle droit du pare-brise, comme celui du bus 94 qu’elle prenait en famille habits du dimanche missel à couverture grenat et tranches dorées pour aller à la messe aux Missions Étrangères de la rue du Bac, ces cars construits sur le même modèle et sans doute par la même compagnie que les bus parisiens, sauf pour ce qu’on appelait la plate-forme à l’arrière, un espace ouvert entouré d’une rambarde en métal contre laquelle s’appuyer et se pencher à l’extérieur dans le vent quand le bus roulait, seulement fermée par une grosse tresse de cuir que les hommes jeunes et sportifs décrochaient pour pouvoir monter en marche et le receveur tournait une manivelle fixée à la caisse métallique accrochée à son ventre pour lui faire cracher les tickets jaunes et bleu pâle (ou peut-être jaunes et orange enfin ceux réservés aux « familles nombreuses ») qu’il détachait selon le pointillé, le nombre de tickets étant fonction de l’arrêt de destination qu’on annonçait au receveur et les enfants sagement assis regardaient défiler les rues comme d’un pays étranger et… des enfants après elle courant criant nesraania, nesraania, des garçons plus âgés leurs rangées de dents étincelantes dans l’obscurité, des mots français « guide » ou anglais « help », qu’ils répètent hystériquement s’accrochant aux poignées de son sac comme pour l’aider à le porter et elle les repoussant, énervée, courant de droite à gauche suivie par cette meute qui lui colle au dos, commençant à désespérer, à être vraiment inquiète, odeur d’essence, charbon de bois, alcool à brûler viandes grillées, thé à la menthe, visages grimaçants surgissant dans le pinceau des phares, voix rauques, irréalité de la scène comme les pièces d’un puzzle éparpillées sans rapport les unes avec les autres et puis soudain, tout cela rien qu’une farce innocente, un jeu presque amical dans l’éclat moqueur d’un regard elle comprend et justement le car il est là et il va partir et elle monte, il ne reste plus qu’une place libre dans la rangée tout au fond, à côté d’un monsieur en vieille jellabah marron et turban blanc brodé de jaune, la poitrine barrée par la courroie de sa sacoche carrée elle aussi brodée, il a un mouvement presque imperceptible de recul comme pour lui laisser plus de place à elle, embarrassée de son sac qu’elle finit par glisser sous le siège, entre ses jambes, remarquant en se penchant que les pieds du monsieur enserrent un brasero en métal surmonté d’une théière et quant à l’étui à violon elle le pose verticalement sur ses genoux, le tenant à deux mains comme si c’était une colonne à laquelle elle se raccrocherait mais dans les tournants la colonne se penche et l’étui se cogne à l’épaule du monsieur Oh pardon machinalement comme rue du Bac dans le bus 94 la personne heurtée répondrait Je vous en prie ou d’un petit sourire sans conséquence ou au contraire sourcils froncés Vous pourriez faire attention mais là non, rien, l’homme reste impassible, regardant droit devant lui et soudain se lève, rattrapant son équilibre aux cahots de la machine, repousse des ballots sur le filet à bagages, lui prend des mains l’étui à violon, le cale dans l’espace ainsi créé et se rassoit sans un mot, elle dit merci malgré la peur qu’il lui a faite à lui arracher comme ça son violon sans sommation mais c’est vrai qu’il devait en avoir marre qu’elle le cogne à chaque tournant, l’étui est en bois verni couleur miel, il est posé très au bord du filet mais maintenu par un gros panier et un ballot en tissu (bien plus tard elle retrouvera cet homme, elle le reconnaîtra dans une maison, une fête, lui assis avec les autres musiciens, tenant son violon vertical sur son genou et l’archet à l’horizontale exactement le contraire de nous), on quitte la ville, progression tressautante du car sur une route que ne borde plus aucun éclairage, les rectangles noirs des vitres comme doublés à l’extérieur par la lumière de la lune et à l’intérieur par le reflet de la personne assise à côté de la fenêtre, la plupart des corps maintenant tassés, tête appuyées contre les montants ou soutenues par une étoffe roulée en boule, têtes de femmes couvertes d’amples fichus, certaines abritant dans les replis grassouillets de leurs corps un bébé à qui elles ont donné le sein pour l’empêcher de crier et qui s’est endormi, lui et sa mère formant un seul corps enfoui dans les étoffes et de temps en temps un mouvement de la tête cherchant un appui plus confortable ou la détente brusque des jambes du nourrisson donne vie à ce ballot de chiffon que les nids-de-poules secouent sporadiquement, les hommes ayant rabattu sur leurs front les pointus capuchons rayés et elle, dans son jean et blonson ouvert sur une tunique jaune à larges fleurs et sa crinière frisée presque aussi large que ses épaules se sentant comment dire incongrue, déplacée, parmi ces gens si bien couverts à l’ombre de leurs vêtements amples et de leurs postures tranquilles, chacun comme une forteresse protégée par ses remparts tandis qu’elle, la nesraania, se comparerait plutôt à un campement désordonné en rase campagne, le car poursuivant sa marche cahotique, traversant cette matière obscure (trou noir ? On pourrait aussi bien rouler sur le sol d’une planète inconnue), et l’excitation que ce mot Inconnue provoque en elle, une fleur s’ouvrant dans son ventre (anémone de mer?) à l’idée que là où elle va, elle ne connaît personne et personne ne la connaît, et les tournants se sont faits de plus en plus fréquents (montagnes?) à tel point qu’elle commence à avoir mal au cœur comme dans le bus 94 ça lui arrivait car il fallait être à jeun pour pouvoir communier, se rappelant que depuis le matin elle n’a rien mangé, la nausée gagnant en intensité et la douleur au plexus qu’elle connaît bien la poignardant jusqu’entre les omoplates le poignard fiché dans le dossier de son siège, elle se renversant en arrière dans l’espoir de se rapprocher de la position horizontale que son corps implore, tentative vouée à l’échec sur ce siège dur à haut dossier tournant de droite et de gauche et secoué de bas en haut par les cahots, la douleur au plexus augmentant jusqu’à lui arracher un gémissement couvert par le bruit du moteur et puis d’un coup noir complet plus de lune plus de voyageurs plus d’autocar plus rien, black out jusqu’à l’odeur de fleurs d’orangers des gouttes fraîches tombant d’une espèce d’ostensoir à long bec que la femme assise à côté secoue sur son visage, elle (la nesraania) entendant de nouveau le bruit du moteur et les voix comme des bandes magnétiques passées à l’envers, gardant encore fermées ses paupières pour jouir de ce moment du retour parmi les humains puis les rouvrant sur le visage emmailloté d’un tissu blanc de la femme penchée sur elle, larges yeux marrons bordés de cils recourbés, nez court, le tissu blanc masquant la bouche qui marmonne des choses (incantations?) tout en agitant son ostensoir et le liquide coule maintenant dans le cou sous la tunique jaune à larges fleurs, rafraîchissant le corps (c’est alors qu’elle s’aperçoit qu’il fait rudement chaud dans ce car et se demande comment ils font tous pour rester aussi couverts) et comme toujours après ce genre de malaise la douleur ayant cessé, elle se sent comme neuve, détendue, de toute peur lavée, cueillant avec sa langue tout autour de sa bouche les dernières gouttes d’eau de fleur d’oranger, reconnaissant l’odeur du cumin qui s’exhale du morceau de pain à la croute brune sur laquelle se détache un pouce rond à l’ongle orange, de la même couleur que les dessins géométriques sur la main potelée, tandis que la bouche cachée répète un mot : kooli, kooli, le premier mot qu’elle aura donc appris : mange, et elle (la nesraania), le moelleux de ce pain jamais rien mangé d’aussi bon l’envahissant d’un sentiment de fraternité comme on a pas souvent l’occasion de j’ai failli pleurer juste au moment où le car a freiné et stoppe brutalement faisant apparaître dans les rectangles noirs des vitres de petites lueurs, les voyageurs réveillés comme d’un coup de baguette se levant, se drapant, se tournant et retournant, avançant les uns contre les autres dans l’étroite allée, le monsieur au turban brodé debout lui aussi sa théière à la main, le car se vidant lentement jusqu’à ce que ne restent plus que quelques personnes assises, dont elle et la femme au pouce orange, un mendiant monté dans le car le traversant dans toute sa longueur en psalmodiant, elle lui fourrant dans la main un billet, n’importe lequel, provocant une nouvelle série d’incantations de plus grande intensité, comme si on avait monté le son et le regard effaré de la dame dont la main potelée envoie un message codé, l’index pointant vers les loupiotes dans la vitre puis le bout des cinq doigts se rejoignant en direction de la bouche comme pour d’un mouvement du poignet y projeter de la nourriture, message visiblement destiné à la nesraania qui finit par comprendre qu’on a fait halte devant un café ou quelque chose comme ça alors elle se lève et, après avoir recommandé par geste à la dame son sac et son violon et obtenu un vigoureux hochement de tête, elle s’engage à son tour entre les rangées de sièges à la suite du mendiant, s’appuyant légèrement aux dossiers dans un état d’euphorie tel qu’elle pourrait même voler si l’occasion se présentait et dès le marchepied descendu se retrouve immergée dans l’odeur de l’essence, du charbon de bois et des brochettes qui grésillent sur les braises qu’un garçon accroupi au milieu de nulle part évente à l’aide d’un morceau de carton comme un djinn dans sa fumée, s’interrompant pour ouvrir d’un grand couteau un petit pain rond dans lequel il glisse les minuscules morceaux, présentant le pain en souriant de toutes ses dents dont l’une est en or, proposant Tea ? Le petit verre fumant déjà tendu, le tout payé sans marchander et consommé assise sur une chaise en formica bleu ciel qu’il est allé chercher à l’intérieur, le monsieur du car quant à lui étant entré dans le café après avoir demandé de l’eau bouillante que le garçon a versé dans la théière en métal où, d’après le parfum qui s’en dégage, tout était déjà préparé : thé, menthe et sucre et là, plantée dans la nuit lunaire, elle s’aperçoit qu’elle est la seule femme à être descendue du car, les autres étant restée à l’intérieur, se restaurant de leurs provisions ou d’un pain rond et d’un verre de thé apportés par l’homme qui les accompagne, mais bientôt le son d’une trompe retentit, au troisième appel on remonte, le chauffeur s’installe, la lourde portière est repoussée par un garçon du café avec une exclamation qui contient le nom d’Allah qu’elle reconnaît maintenant – elle l’a entendu tant de fois – et qu’elle suppose être une formule comme Bon voyage ou Bonne route et c’est le démarrage majestueux de l’autocar, aussitôt stoppé par des cris, l’homme à la théière arrivant à grandes enjambées, une main plaquée sur son turban à cause d’un vent qui s’est levé, ouvrant, grimpant et claquant la portière alors que le car s’est déjà remis en marche, passant entre les rangées de sièges d’où jaillissent des exclamations et des bénédictions, revenant s’asseoir tout au fond, à la droite de la nessraania qui, bien calée dans son siège, l’estomac plein et ayant retrouvé ses couleurs, regarde le noir de la vitre à gauche, sur lequel se détache, comme une broche de strass, la froide lune tandis qu’à l’intérieur du car la température est encore montée de quelques degrés (et la voyageuse sent la sueur couler de ses aisselles, la tunique à large fleurs collant à son torse), pensant confusément qu’elle pourrait enlever sa veste en jean mais ne s’y décidant pas, le geste lui paraissant peut-être inconvenant dans ce contexte, à moins qu’elle n’ait tout simplement renoncé à faire le moindre mouvement dans cette touffeur, secouée par les cahots et serrée comme elle l’est entre la dame au pouce orange et le monsieur à la théière, les yeux grands ouverts et se laissant bercer par les tressautements de la machine qui paraît maintenant se déplacer en ligne droite, revenant à ce mot d’Inconnue, terra incognita, incognito elle venue là, dans ce pays là, sur la foi de propos vaguement échangés autour d’un feu en se passant le shilom Le Maroc, man, les champs de haschich, les plages de sable blanc, Marrakech la rouge, Jimmy Hendrix, elle venue justement ici parce qu’elle ignore tout de ce pays et contemplant son ignorance dans le miroir noir des vitres jusqu’à ce que ses paupières s’alourdissent et là il y a ce rêve qu’elle fait où elle est nue, seulement vêtue d’un caraco de soie puce entourée de silhouettes dont les courbes grasses se fondent dans les vapeurs d’un bain maure trouées ça et là de petites pointes orangées (le rêve dit Des ongles) qui clignotent avec espièglerie pendant qu’un homme tout nu se recroqueville complètement dans un vieux seau en bois et quand il ressort elle lui dit Qu’est-ce-que vous êtes souple, ayant senti, sans se réveiller, qu’on la repoussait doucement (sur quelle épaule s’est-elle appuyée, elle ne le saura jamais), puis rouvrant les yeux, la gorge sèche et se disant qu’elle a oublié d’acheter de l’eau et que la destination n’arrivera peut-être jamais et l’espérant de rester ainsi suspendue comme dans une encoche du temps puis sombrant dans un état intermédiaire entre la veille et le sommeil (alors le temps n’existe plus), jusqu’à ce qu’un mystérieux bruissement, à peine perceptible comme une caresse sur sa peau les palmiers ont envahi le paysage, des palmiers et des palmiers tout un peuple, secouant doucement leurs crinières, massés silencieusement tout autour de l’autocar comme une délégation pour l’accueillir et elle, bien réveillée maintenant, prenant en plein front la ligne ocre des remparts, la porte franchie, les rues endormies et soudain les lumières dansantes, les cris, la foule entourant l’autocar dans le fracas des tambours : Jema el fnaa.

A propos de bizaz

chanteuse de chansons - voyageuse sans itinéraire prévu.