autobiographies #01 | images animées

De chaque côté du remblai planté de maigres arbustes, les voitures roulent. La jeune femme s’est arrêtée près d’un arbre dans l’espoir vain de trouver un peu d’ombre. Ses cheveux sont collés par la sueur. Des cheveux pâles, très lisses, tirés en chignon sur la nuque, j’aurais dû mettre un chapeau, une casquette, n’importe quoi. De chaque côté en sens contraire les deux files de voitures. Personne pour elle. Indéchiffrable le mouvement du monde dénué de sens vertige. Un café, un croissant. Donnerait n’importe quoi pour être à Paris, à la terrasse d’un café : un café, un croissant. Ce monde est pourri. Et j’ai cru pouvoir le changer ? J’ai cru pouvoir changer quoi que ce soit à ce monde pourri ? Moi la plus faible des créatures, moi qui sait mieux que personne l’obscurité générale. Je l’ai toujours su. C’est pour ça. Que je suis là. Sur ce remblai chauffé à blanc. Ces arbres alignés qui ont perdu leur ombre. Entre les deux rangées de voitures en sens contraire. Tu l’as bien voulu, ne t’en prends qu’à toi-même, elle vomirait si seulement elle pouvait. Gorge sèche, gorge d’amadou, dans les veines de la terre, le sang pour abreuver les vampires, des veines géantes, comme des pieuvres, la terre, la terre. Une prairie, un saule, une rivière. Dans les veines de la terre coulent les rivières. Je m’écoeure moi-même à débiter de telles fadaises, mon impuissance est totale. Kristin ne te méprends pas, tu ne sers à rien. Ah les beaux idéaux de compassion, aider, secourir. N’y aurait-il pas moyen de trouver un sens quelque part à ce merdier ? Les voitures ont bien un sens, elles, elles roulent dans le bon sens de chaque côté du remblai. Chaque file dans le bon sens de la file. Les voitures ont l’air si bêtes. Et leurs conducteurs encastrés, si graves comme s’ils allaient quelque part. Vraiment ? Ils ne vont nulle part, ils vont au nulle part de leur mort, là où il n’y aura plus rien d’eux, le nulle part d’eux qu’ils ne seront plus, ils y vont et à toute allure, tous, sans exception. Tous, sans exception. Ils n’y pensent pas à ce nulle part, ils n’ont pas le temps. Le temps pour quoi ? Pour penser au nulle part d’eux quand ils ne seront plus personne ne pense à ça c’est du temps de perdu. Moi aussi vers mon nulle part je marche. Sous les arbres sans ombre. Plantés depuis peu, c’est une nouvelle avenue. Bâtiments pompeux et de mauvais goût, style palais de Chaillot. Qu’est-ce-que j’ai cru ? Que je pouvais faire quelque chose pour quelqu’un de plus malheureux que moi ? Quelqu’un dans un sous-sol à quatre personnes par mètre carré ? Panser leur blessures psychologiques je suis là pour ça, j’ai fait des études, de longues études. Offrir un suivi, une écoute. Pour qu’ils se remettent de leur traumatistes. Aucun espoir. Les voitures roulent. Je me suis trompée. Je me suis trompée moi-même tout du long. En me racontant des belles histoires, moi en chevalier blanc venant apporter le réconfort, sauver les âmes et les corps. Jésus Christ a sauvé le monde. Tu t’es prise pour Jésus Christ, Kristin. Jésus Christ Cri-Cri. Les cris. Les cris dans la cellule, les cris de plus en plus sourd à merure qu’ils le tabassait. On ne peut rien dire, on détourne les yeux. Qu’y pouvons-nous de toutes façons ? On fait ce qu’on peut, une goutte d’eau dans la mer. C’est plus que si personne ne faisait rien. Kristin ne te méprends pas, tu ne sers à rien, mais c’est bien pour nous que tu sois là, il l’a dit, quand même, sans doute par gentillesse, parce qu’elle vient dans le sous-sol. Elle a failli pleurer. Maintenant elle pleure pour de bon, appuyant sa main sur le tronc de l’arbuste sans ombre. Elle pleure, larmes et sueur. Elle trébuche sur une bouteille en plastique vide, le remblai est plein de détritus, de mégots. Les gens jettent leurs mégots par les fenêtres des voitures, une pluie de mégots, de minuscules étrons qui s’abattent sur le remblai. Une pluie de merde. Un monde de merde. Tu t’es prise pour la statue de la liberté et te voilà sous une pluie de mégots, dont certains sont encore allumés. La jeune femme essuie la sueur sous ses bras avec son Tshirt trempé sous les bras. La jeune femme ne sait pas du tout où elle est ni ce qu’elle fait là. Tu ne sers à rien. Un pavillon dans la banlieue de Rotterdam. Les pavillons bien alignés, là-bas aussi les voitures vont dans le bon sens. Le bon sens assigné à chaque voiture. Le bon sens quotidien. Le simple bon sens voudrait que tu prennes immédiatement un billet-retour. Mais ça serait abandonner. Ça serait trahir, me trahir. Il y a une fente dans le mot trahir. Entre tra et hir. Plaques tectoniques bougent entre tra et hir. Précipice entre tra et hir. Précipice au milieu de moi, qui me traverse de haut en bas. Comme ce remblai qui divise la route en deux voies. Au milieu de moi qui perd toute l’eau de mon corps sous ce soleil maudit, toute l’eau de mon corps en larmes et en sueur. Je vais devenir liquide, je vais couler sur ce remblai, déborder sur la chaussée des deux côtés, inonder la route, inonder la route de mes larmes et de ma sueur et les voitures vont faire de l’aqua planning, il va y avoir des accidents mortels. Moi liquide recouvrir la route monter le long des portières le long des vitres jusqu’aux toits. Recouvrir les toits des voitures, monter encore jusqu’au toit des camions. Transformer tous les véhicules en sous-marins par moi ma propre liquidité. J’habite un château construit en une nuit dans un conte, à l’aube je serai morte. Sonnez trompettes ! Célébrez avec moi ma mort ma mort ma mort, le bourreau était un maladroit il lui a fallu s’y reprendre à plusieurs fois avec sa hache. Elle se gratte la tête, c’est encore la Petite Menue, son eczéma. À cause de la transpiration. À cause du stress on le dit bien que l’eczéma est lié au stress. Une voiture s’est arrêtée au bord du remblai : want a lift ? Ils sont trois dans la voiture, ils ont des flingues. Elle est montée.

Elle dit que l’homme lui a mis un couteau entre les cuisses pour l’obliger à écarter pendant que deux autres la tenait. Elle est de profil, en contre jour on ne voit que sa silhouette, elle est brisée, morte à l’intérieur, mais d’apparence encore vivante, il faut assurer sa sécurité. Il y a des fantômes dans l’escalier, ils bavent de leurs bouches édentées. Les requins sont attirés par l’odeur du sang. Seul l’argent a une réalité, le reste n’existe pas. J’ai besoin d’un café. Un café et une clope. La vieille ville de Tripoli a été construite par les romains. La Libye a une longue et prestigieuse histoire. La Libye libérée par les démocraties occidentales. L’écran vomit la Lybie et les démocraties occidentales, et moi devant avec mon café et ma clope, j’ai envie de vomir comme l’écran. Les humains, animaux malades, très malades. L’humanité atteinte d’un cancer de la moelle, l’humanité en phase terminale. La Petite Menue est derrière moi, je sens sa présence, elle dit des choses rauques, je ne comprends pas. La Petite Menue veut m’empêcher d’écrire mais je me défends. Je resterai là jusqu’à ce soir s’il le faut, mais j’irai au bout. Une bombe a éclaté à l’endroit où la petite fille en jupe blanche regardait les pigeons. Des policiers tout en blanc, avec un ceinturon noir, ils font la circulation.

Les mains de l’employé glissent un élastique autour de la liasse de cent billets de dix, après l’avoir tassée en la tapotant sur la table. Piles de liasses de cent billets de dix sur la table, des piles et des piles, Dieu merci les activités de la banque ont repris à un rythme normal – les clients déposent de grandes quantités d’argent. Elle porte une élégante tunique longue, orange, serrée à la taille par un lien de cuir, foulard imprimé dans les bruns. Elle attend son tour devant la banque, avec une femme en jellaba noire elle discute Il faut qu’elle aille dans la vieille ville pour acheter un cadeau de mariage Les gens se marient la situation est revenue à la normale pour les Tripolitains Il est normal de penser d’abord à sa famille Jusqu’à douze heures par jours de coupures d’électricité heureusement qu’il y a les générateurs Elle va acheter un collier c’est pour sa sœur qui se marie elle passera par Bab Zenata il y a des belles maisons restaurées par là et la place est si agréable et les jolies boutiques elle achètera des tenues pour elle et sa petite fille elles n’ont rien à se mettre pour le mariage sur la place il y a des pigeons la petite fille les adore.

Je voulais commencer le film sur un long plan de l’étagère avec en off la voix de Sada qui aurait dit En Libye la vie ne vaut rien, j’avais filmé l’étagère comme on regarde un tableau, une nature morte, avec des mouvements lents de la camera passant d’un objet à l’autre dans le jeu des ombres et de la lumière entrant par la minuscule fenêtre ou zoomant toujours très lentement sur un objet posé sur les planches en agglo d’un blanc sale par exemple ce visage sur celle du bas, trois quarts face, comme dessiné à fins traits de crayon, la ligne verticale de l’arête du nez commençant entre les larges orbites noyés d’ombre et se terminant par la virgule d’une narine dilatée posée sur le triangle noir de la bouche, foulard noué sur le côté de la tête et dont un bout retombe sur le front, visage de vieille femme exprimant une douleur contenue, intériorisée alors qu’en réalité il s’agit d’un sac en plastique rose fermé par un nœud et l’ombre sur lui fait éclater par contraste la courbe douce d’une miche de pain d’un lumineux jaune-brun. Au premier plan, les deux bouteilles en plastique : la blanche à l’étiquette criarde, un produit ménager et l’autre contenant un fond de liquide, sans doute de l’huile ? Le demi-oignon posé entre les deux et, à droite de la bouteille d’huile, la barquette en carton ouverte sur une purée de quelque chose devant la photo d’une jeune fille noire coiffée d’un haut turban blanc. Sur la planche du haut, la marmite avec deux grandes anses, une marmite sans âge mais robuste et à droite, le tapis brun, en tapons, avec des franges, en forme de museau d’ourson aplati légèrement tourné vers la gauche, ses grands yeux regardant dans le vide, en attente. Le mug jaune posé à côté du sac de riz et les deux petits flacons – contenant quoi ? – à gauche de la marmite. Les objets neufs sur le haut de l’étagère : la cruche transparente avec anse et couvercle rouges, le carton étiquetté RTC et à l’autre bout, la boîte noire, la boîte noire qui, décryptée, aurait peut-être livré les secrets de ses naufrages. Puis j’avais lentement tourné vers la gauche le long du mur au plâtre écaillé jusqu’à une grande photo sépia représentant un homme accroupi sur un sol pavé, le fort contraste d’ombres et de lumière indiquant un extérieur écrasé de soleil, l’homme coiffé d’un chapeau de cow-boy versant du thé dans trois petits verres disposés sur un plateau posé au sol. Voix off : on supporte dans l’espoir de traverser la mer Méditerranée. Je suis revenu quelques jours plus tard dans l’intention de prendre d’autres images, les barreaux à la petite fenêtre, les plis de la veste accrochée à un clou dans le mur et le nom « Asante » écrit en arabe au-dessus du matelas, pas le sien de prénom, celui de quelqu’un qui avait vécu là avant lui, et sur ces images j’aurais mis la voix de Sada racontant des bribes de son odyssée depuis Mai Izghi, son village natal, mais la porte était fermée, il n’y avait personne, il est parti dans un camion, bien content d’avoir été pris pour un travail, m’a dit un gamin de la rue, on ne l’a pas vu depuis. Depuis quand ? Quatre jours a dit le gamin. Tu crois qu’il lui est arrivé quelque chose ? Le gamin a haussé une épaule : peut-être qu’il s’est fait prendre. Et puis il a souri : peut-être qu’il a traversé la mer.

A propos de bizaz

chanteuse de chansons - voyageuse sans itinéraire prévu.