autobiographies #02 | portraits

Extérieur nuit de la fenêtre du premier la rue déserte, un homme marche de long en large en déclamant, ça doit être une langue slave. Voix chaude qui enfle, véhémente, coupée de petits rires vite réprimés et de oh la la oh la la presque chantés, c’est cette voix qui a poussé a ouvrir la fenêtre. Le blanc du pantalon éclate entre le noir de l’asphalte luisant d’une pluie récente et l’autre noir, opaque, de son vaste blouson. Dans sa main gauche, le rectangle lumineux qu’il ne quitte pas des yeux. On ne sait pas s’il lit un texte sur l’écran ou s’il se filme lui-même, après tout c’est peut-être un acteur aux méthodes de travail originales. Ou bien, il est en train de laisser un message vocal à la femme qui l’a quitté et ne veut pas lui parler. Ou bien il dicte ses dernières volontés avant d’aller se jeter dans la Seine. À moins qu’il ne commente tout simplement les images sur l’écran du téléphone, un film qu’il aurait lui-même tourné, il y a longtemps… Par moments, sa voix descend jusqu’au chuchotement, mais il ne laisse passer aucun silence. De l’autre main, il tient par le goulot une bouteille vide dont il ne s’occupe pas du tout, ni pour la porter à ses lèvres, ni pour la jeter, entièrement concentré sur le rectangle lumineux à sa paume. Sa démarche n’est pas celle d’un homme ivre. Un tassement presque imperceptible au niveau des épaules, jusqu’aux lourdes chaussures noires, un poids… quelqu’un qui est parvenu à une limite. À la lueur des réverbères quand il marche de gauche à droite, son ombre s’allonge devant lui. En sens contraire elle le suit. Toutes les fenêtres sont noires. Il est absolument seul.

Mathilde porte sa beauté en armure, comme un exosquelette. Grande, un corps splendide, ses cheveux très frisés, coupés Afro, surmontent un visage brun dont la peau tendue aux pommettes luit doucement dans le rétroviseur, comme la belle patine d’un masque en bois dur. Sourcils étirés à l’horizontale, yeux de geai, le nez est long et droit, les narines dilatées très mobiles. Elle aime son visage. Elle rit beaucoup, voracement, elle aime rire. De son statut d’enfant adoptée, elle a fait une fierté. Comme des trois enfants qui s’agitent sur la banquette arrière et qu’elle élève seule, d’un père envolé. Elle tourne le volant à larges gestes, le verbe haut, n’hésitant pas à baisser sa vitre pour invectiver la voiture qui l’a doublée de trop près. Elle a du panache. C’est une guerrière.

Animale fabuleuse drapée d’élytres en voiles irisés, Durance, son visage est celui d’un renard – un renard : museau pointu, fourrure feu, yeux cruels, mais le reste – le reste du corps est d’une chair très blanche, striée de fines rayures rouge vif, au centre duquel le pubis noir – le pubis noir frisé est bien d’une femme. Elle dit qu’une queue flamboyante et très touffue peut se jaillir de son derrière délicat, que ses pieds dans ce cas deviennent très grands, très larges, très étalés, avec sous la plante des pastilles qui font ressort, et qu’elle peut sauter très haut, par exemple par dessus un immeuble, ou un précipice, ou un fleuve, et qu’une fois en l’air, un simple mouvement de cheville transforme le saut en vol, un vol très élégant d’après elle, très pur, comme les martinets, et que pour freiner et redescendre c’est facile, il n’y a qu’à plier les jambes sur la poitrine et faire une galipette avant dans le ciel. Mais je ne la crois pas.

Au centre du tapis, le musicien est assis très droit, comme un cavalier, les mains sont fines, le pouce recourbé de la droite fait vibrer la corde basse, la paume frappant la peau tendue sur la caisse de l’instrument d’un mouvement du poignet pendant que les doigts agiles égrènent sur les hautes cordes les motifs. Qualité brute du son donné par les coups sur la peau, délicatesse des notes déliées par les longs doigts, présence à la fois fine et obsédante du son grave qui fait penser à une contrebasse aiguisée, précision du dessin qui tourne, jamais exactement le même et pourtant se répétant jusqu’à l’hypnose, avec de brusques changements, revirements, reprises, du ternaire au binaire et retour, mouvement sonore des lignes d’un Vasarely. Le visage porte une expression d’absence, comme si c’était quelqu’un d’autre qui jouait. La voix jaillit, pleine et chaude bien que dans l’aigu du registre masculin, la même que celle des tout premiers chanteurs de blues, ceux qui ont traversé l’océan dans la cale des navires.

Même assis contre le mur, il paraît très grand, debout ça doit être un géant. Ses pieds nus, striés de traînées noires sortent d’un pantalon serré aux chevilles, d’un brun rouge comme sa barbe et ses cheveux. L’ossature reste puissante dans ce visage détruit, cette ruine de visage. Les yeux délavés ne regardent rien, il a quelque chose d’un fantôme, peut-être à cause de son immobilité et de la bâche en plastique d’un blanc sale dont il s’enveloppe étroitement. Ses mains tremblantes peinent à se dépêtrer de la bâche pour saisir le sac en papier qu’on lui tend et quand il le tient, ayant jeté un coup d’oeil à l’intérieur il en extrait une grappe de raisin. Eh ben voilà ! dit-il, comme si cette grappe de raisin était la chose la plus naturelle, la plus évidente, attendue par lui depuis le matin qu’il est là, assis contre le mur sous sa bâche en plastique, avec pour tout bagage la cannette en fer blanc posée à côté.

Les cheveux tirés en chignon dégagent le visage émacié, surtout les yeux d’un bleu dur, des yeux qui interrogent sachant qu’il n’y a pas de réponse. Elle ne mendie pas, assise toute droite sur la couverture qui recouvre la bouche de métro au beau milieu du trottoir, les gens la contournent machinalement, ils sont pressés de rentrer, il fait froid. Dire son nom est une chose trop personnelle, dit-elle, trop personnelle, comme sa vie, c’est trop personnel. Toute situation a un début, un milieu et une fin dit-elle, assise là, sur la bouche de métro. Elle dispose d’un sac en plastique blanc contenant des vêtements, et d’une paire de souliers à talons aiguilles, à lanières, bien peu adaptés à la saison. À quelques jours de là, on la retrouve à un autre endroit, assise sur le pan coupé du mur qui fait le coin. Les yeux à demi fermés, elle tourne convulsivement la tête de droite et de gauche. Si par hasard quelqu’un tente de l’approcher, elle tend les bras devant, mains retournées, dans un geste de conjuration comme on le fait pour se protéger des démons.

A propos de bizaz

chanteuse de chansons - voyageuse sans itinéraire prévu.