#3 Le poivrier

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Au commencement, il se dresse, droit comme un i, au centre de la table familiale. Il tient davantage du cylindre que du cône. Sa base est plus large que son milieu. Il est surmonté d’une tête ronde de même largeur, percée d’un trou, coiffée d’un bouton en inox qui se dévisse pour l’ôter et accéder à sa trémie de laquelle jaillit un axe métallique qui maintient les pièces du moulin entre elles. Haut de trente centimètres, son pied renflé lui assure une bonne stabilité et le protège d’un éventuel geste maladroit qui le renverserait aussi sec sur la nappe.

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Sa haute stature lui assure une place de choix au centre de la table familiale. Sculpté dans un bois d’olivier à l’origine jaune clair, à force de moudre du poivre et de passer de main en main, on observe sur son corps un dépôt qui tient plus de la crasse que de la patine qui recouvre avec le temps les objets d’art. Le dessous du poivrier est d’un bois gris et poussiéreux. Si on lèche son doigt et qu’on le passe sur le rebord inférieur du pied, une fine pellicule grisâtre s’y dépose qui pique la langue. A trop secouer l’objet, on éternue.

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Poivrier [pwavRije], nom masculin ; le dictionnaire indique l’apparition du mot en 1562. Il désigne d’abord l’arbuste qui produit les petites baies avant de désigner « l’ustensile de table à bouchon perforé dans lequel on met le poivre moulu ». Plus rarement, le poivrier désigne une « boîte à poivre ».

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Comment nommer cet ustensile qui préside à notre table familiale ? Dans le poivrier, le poivre serait déjà moulu. La poivrière serait une boîte à poivre cylindrique à couvercle conique percé d’un trou. Poivrière/échauguette. La poivrière désigne aujourd’hui davantage une pièce d’architecture qu’un moulin à poivre, l’appareil ménager qui moud le poivre.

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Sur l’échiquier de la table familiale, le moulin à poivre est donc la pièce maîtresse et porte beau en son centre. Sa noblesse provient tout autant de son essence que de sa prestance. Et sa fonction lui a donné son nom. De quoi héritons-nous quand nous héritons d’un moulin à poivre, pauvre ustensile de table qui sort du placard deux fois par jour et qui accompagne nos repas quotidiens ? On hérite de sa force. Un tour de moulin à poivre relève un plat. Cet objet moud du poivre depuis au moins deux générations, assurant la continuité d’un processus commencé depuis plus d’un demi-siècle. Le poivrier appartenait au père. Il incarne donc la figure paternelle. Il est le symbole phallique, celui qui se dresse sur la table et que l’on empoigne de la main gauche et dont on tourne de la main droite la tête pour actionner le mécanisme de la mouture.

A propos de Cécile Marmonnier

Elle s’appelle Sotta, Cécile Sotta. Elle a surtout vécu à Lyon. Elle a été ou aurait voulu être marchande de bonbons, pompier, dame-pipi, archéologue, cantinière, professeure de lettres certifiée. Maintenant elle est mouette et fermière. En vrai elle n’est pas ici elle est là-bas. Elle s’entoure de beaucoup de livres et les transporte avec elle dans un sac. Parfois dans un carton quand il ne pleut pas. Elle n’a pas assez d’oreilles pour les langues étrangères ni de mémoire sur son disque dur. Alors elle écrit. Sur des cahiers sur des carnets sur des bouts de papier en nombre. Et elle anime des ateliers d’écriture pour ne pas oublier de vivre ni d'écrire.

2 commentaires à propos de “#3 Le poivrier”

  1. Que j’aime ce poivrier droit comme un I, appartenant au père, symbole phallique, qui trône sur la table familiale. Très beau texte. Merci.

    • Il fallait oser le mettre sur la table (et le coucher sur la papier). Merci pour votre lecture.