#40 jours #39 | en car et traverser ou sans 4L

L’autocar des vendredis, un Citroën rouge et blanc que nous prenions avec elle porte Maillot — j’aime ces roues de car ou de tracteur qui sont aux roues de voiture ce que le cheval de trait est au cheval de course. Comment te retrouvions nous ? tu venais nous chercher à la sortie de l’école ? Elle avait des cabas pleins, chouquettes, illustrés, feuilles et crayons de couleurs. Nous allions nous asseoir au fond sur la banquette pour être les trois ensembles, et regarder à genoux —pas elle—, le monde qu’on quitte. Souvent j’avais des hauts le cœur alors on s’asseyait devant dans les fauteuils. Derrière le pare brise la route te devance. Combien de temps jusqu’à Oinville? Du vendredi jusqu’au dimanche: Oinville. La grande étape c’était Saint-germain-en-Laye, à mi parcours le château. Le taxi nous prendrait à Meulan. En arrivant nous serions des gitans et partirions des journées entières dans les champs. Vous jouez aux romanichels ? Ou bien c’était la femme du garagiste qui venait nous chercher; leur fille me plaisait comme un garçon. Elle sentait la sueur et l’essence. Un jour le petit frère serait mort dans le grand tournant en arrivant; à Oinville les trottoirs de la rue principale sont si étroits qu’on se rappe les coudes en passant.Trois jours dans ta maison en meulière avec le jardin qui penche, plein soleil sur la terrasse. Les œillets de printemps, les pivoines. En septembre on se jetterait des pommes. Deux nuits à dormir dans son lit. Deux, apaisant mes craintes. Mes pieds gelés sur ses cuisses chaudes. 

De l’autre côté au rez-de-chaussée il y avait sa double fenêtre, un voilage gris. Du deuxième, derrière notre grillage, on observait la rue et sa fenêtre. On pouvait attendre longtemps de pouvoir la rejoindre, qui habitait en face. Vousvous nous l’appelions parce que notre mère avait demandé de ne pas la tutoyer. Vousvous tu veux bien qu’on joue aux dames ? L’attente qui prélude au départ c’est déjà le voyage. Elle est là? Il y a sa lumière. Vraiment tu crois? Regarde c’est son ombre qui passe. On peut y aller maintenant. Le voyage était la traversée, deux trottoirs et la chaussée, sept mètres et des poussières. Il suffisait de traverser pour passer deux heures avec elle. Est-ce qu’on nous laissait traverser seuls? Elle fumait des gitanes sans filtre. L’index et le majeur de la main droite étaient jaunes. Maigre. Les cheveux tirés en chignon. Je crois qu’elle avait un chat, je voudrais bien qu’elle ait eu un chat. Noir et blanc comme un damier. De l’autre côté il faisait sombre, elle allumait les lampes pour jouer, une grande pièce avec des meubles en bois un peu russes. À Colombes- les- Vallées. Elle avait ses secrets.

La 4 L c’était son monde. Le changement de vitesse à hauteur de volant elle le maniait comme un champion et conduisait d’une main fenêtre ouverte. Au feu il arrivait souvent qu’on la siffle: « Eh Fangio!” (Juan Manuel Fangio et la Maserati des dernières courses). Elle était belle c’est vrai. Blonde ammoniaque, cheveux aux vents, sans fard et le sourire de cinéma. Sa 4L blanche c’était l’annexe. Dans les années période Barbès elle la garait rue du Delta. Ses créneaux en deux coups de volants avec le crissement des pneus. On pouvait y rester des heures dans sa 4L, et demander ce qu’on n’aurait pas osé ailleurs. C’était en 1967 peut-être. C’est dans la 4L qu’elle a dit: pas dans les fleurs. Ni par l’oreille? Lui mon frère pensait au nombril. Ou bien elle racontait sa journée. Demandait pour l’école. Aux longues vacances on s’embarquait pour longtemps . Huit à neuf heures de route avec les pauses, jusqu’au bateau. Dans l’auto qui roule on chantait, comme dans un film de Nanni Moretti. Tu les entends comme ils chantent ? avant la mort du fils ils chantaient. Et compter les voitures rouges, les noires, les blanches. Et compter qui répondait à bonjour. Faire des grimaces à ceux qui pas. Aux stations services arroser le pare brise avec le seau et passer l’éponge marrons pleine de trous, prendre les bons pour les bonbons ou pour le tigre. On Mangeait des sandwichs maison, jambon et vache qui rit, en bord de champ. Il y avait une couverture pour s’étendre. Après quand il s’endormait derrière dans l’auto, c’était l’avoir à soi toute seule, l’écouter se réciter des vers: Bérénice? ou bien? Quel personnage ce jour là dans la 4L blessures d’amour…

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

6 commentaires à propos de “#40 jours #39 | en car et traverser ou sans 4L”

  1. Merci Nathalie Holt de nous emporter ainsi. Vous aviez évoqué -mais je ne sais plus dans quel atelier, ni à quelle date- cette 4L où l’on apprend pour les bébés. Grand plaisir de la retrouver là, sur la route, vers l’océan, cheveux au vent. Merci.

  2. cette anticipation des événements à venir avec le conditionnel…
    et douces confidences du dernier paragraphe

    tu me rappelles qu’autour de mes 10 ans, j’avais fait une petite rédaction après un voyage avec la famille vers Paris et j’avais écrit « catrelle » pour 4L ! elle était bleu marine celle là…

  3. Le rythme du texte est très agréable un peu scandé un peu mélodieux, j’aurais aimé entendre la voix associée! 🙂