#40jours #14bis | couloirs aériens

« Je ne suis pas tranquille … le jour ça va encore, je suis habituée, les avions décollent ou atterrissent dans les mêmes couloirs aériens, on les entend plus ou moins selon le vent : l’aéroport n’est pas loin.

Je les entends depuis si longtemps que je ne les entends plus.

 Avant quand on se retrouvait nombreux dans le jardin il y avait toujours quelqu’un pour faire la remarque : si ça continue, le trafic, on finira par ne plus s’entendre. Et la remarque me surprenait toujours parce que l’un n’a jamais empêché l’autre. D’ailleurs le bruit des avions c’est un peu celui d’un crayon qui dessinerait un souvenir sonore au-dessus de la maison. Ça me rappelle la ferme : ton père en se levant écoutait toujours au lointain le bruit des avions. C’était soit une rumeur, soit un bruit sourd soit un grondement et à partir de là il savait quel temps il ferait, c’était utile en temps de moisson.

Non, ce n’est pas le bruit des avions qui me dérange, c’est le moment où on ne les entend plus. La nuit, ils ne décollent plus, n’atterrissent plus. Et quelque chose d’autre prend la place. La maison craque, ça peut se comprendre : les escaliers, le grenier avec peut-être un chat qui a réussi à entrer et ne parvient plus à sortir.

 Mais surtout, certaines fois, c’est un bruit contre le mur : je ne sais pas d’où il vient. Je crois qu’il y a une canalisation, quelque chose qui conduit les sons et là il me semble reconnaitre des murmures, les restes des voix d’avant. La nuit, je sais, on rêve ou on se fait des films pourtant là, je les entends vraiment. Il y a même des morceaux que j’ai chantés, peut-être l’ombre des rires ou le bruit du pédalier quand ton père se mettait à l’orgue en chaussons.

C’est comme ces fois où, avant le lever du jour, on frappe à la porte. Je t’assure, on frappe vraiment à la porte. Et fort, en plus. Ça vient vraiment de là : je la connais bien, cette porte, depuis le temps. Alors je ne bouge pas, j’attends. Je me fais toute petite, je me fais tout silence.  Je ne sais d’ailleurs pas ce que je pourrais faire, ni comment passer vite du lit au fauteuil roulant. Ni téléphoner, à quoi bon faire du bruit. Alors je finis par me rendormir après avoir interprété tous les petits bruits de l’intérieur, redouté le prochain coup à la porte. C’est la tête qui lâche prise et le sommeil me délivre. Sauf qu’à cause de la nuit qui a morcelé mon sommeil, ces fois-là je ne me réveille pas à temps.

Je me réveille en sursaut, il est tard : on frappe fort à la porte, quelqu’un m’appelle de toutes ses forces, c’est la voix de l’auxiliaire de vie qui s’inquiète. D’habitude, je prends le temps de déverrouiller la porte avant son arrivée et quand je ne le fais pas, elle pense qu’il y a quelque chose d’anormal. Alors je lui crie que j’arrive mais il me faut le temps de passer du lit au fauteuil sans tomber puis de traverser le couloir jusqu’à l’entrée.

La voilà rassurée, elle me raconte sa vie tout en s’occupant de moi ; c’est comme une berceuse venue d’un autre pays, elle a une voix et un prénom parfumés. Elle a raison, on dirait qu’on entend beaucoup plus les avions ce matin. Je lui explique que c’est signe de beau temps. Après, elle n’a pas besoin de savoir ce qui s’est passé la nuit, quand je ne suis pas tranquille. Ça ne changera rien. Je ne veux surtout pas l’inquiéter pour rien.  

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.