#40jours #02 | je sais tout

***19h15*** le soleil couchant baigne la façade du K282, Mercy Street, personne aux balcons, il fait encore trop chaud, l’immeuble semble fermé sur lui-même, stores baissés, ça ne fait rien moi je vois tout même l’intérieur des appartements inoccupés où par moment de la poussière s’effondre aux angles des murs, comme au rez-de-chaussée où trois appartements sur cinq sont vides. Il ne reste qu’un jeune couple et le concierge, plus personne ne veut habiter les rez-de-chaussée – les vols, les gaz d’échappement, etc. – le concierge se désole de vivre entouré d’appartements vides, dans son deux-pièces qui lui semble trop grand depuis que sa femme est partie ***19h20*** à chaque étage : cinq appartements, huit fenêtres et cinq balcons qu’on aperçoit sur la façade ouest. Soir et matin on entend le grincement des stores électriques qui s’ouvrent ou se referment. Pour l’instant pas de bruit. Le concierge est dans son entrée, un couloir aveugle comme dans tous les appartements de l’immeuble. Il enfile sa casquette pour aller faire son tour et vérifier que les chats sauvages ne rôdent pas autour des poubelles. À l’instant où il referme sa porte, le bébé du jeune couple du rez-de-chaussée commence à pleurer comme souvent en début de soirée. Bientôt sa mère va se lever pour le prendre dans ses bras, elle va arpenter son appartement en le berçant, je le sais je la vois, elle se lève elle le prend dans ses bras et marche dans le salon, elle contourne son canapé gris sombre en caressant le dos de l’enfant, il a trop chaud. Dans leur chambre son mari est allongé sur le lit, il se repose, il voudrait faire installer une climatisation comme chez leur nouvelle voisine du premier chez qui il fait si frais. Au deuxième étage, Sam Rosario le doyen de l’immeuble lave soigneusement des feuilles de salade ***19h35*** des nuages voilent le soleil. Au troisième étage, Sia a fini de ranger son coin cuisine, elle relève son store de toile et sort sur son balcon. Sa voisine, Madame Cheng est sortie elle-aussi sur son balcon pour arroser ses plantes. Elles se saluent et parlent un peu du temps, de la chaleur étouffante. Au quatrième étage, assis sur leur canapé rouge foncé – disposé exactement au même endroit que ceux de Sia et du jeune couple du rez-de-chaussée – Lin et Jo, la cinquantaine, trinquent avec leur nouvel associé. Devant eux, sur une table de verre : des fèves, des pistaches et des beignets de crevettes. Ils semblent satisfaits, les affaires marchent, bientôt ils agrandiront leur boutique… l’associé admire le grand tableau aux couleurs vives accroché au mur sans se douter que derrière la paroi, dans son salon plongé dans la pénombre, une femme d’une quarantaine d’années ouvre un flacon de pilules et que dans sa chambre, une femme plus âgée, allongée sur son lit, essaie de se reposer malgré le bruit incessant qui provient de l’appartement mitoyen – des coups sourds, une respiration de plus en plus haletante – le prof de gym a besoin de se défouler, de ses poings gantés il cogne un sac de frappe, sautille autour, replie ses bras, cogne à nouveau, la sueur ruisselle sur son torse nu *** 19h45*** dans la cour, le concierge du K282 croise le concierge du K282-bis, le deuxième immeuble de la résidence. De son balcon au deuxième étage, Sam Rosario contemple les immeubles du voisinage et le bout de colline qu’on aperçoit derrière. Au troisième étage, Sia va s’asseoir sur le canapé bleu nuit où l’attend Vasco, un garçon de six ans, en train de feuilleter un livre. Certains voisins prétendent qu’il n’est pas son fils ou alors qu’elle l’aurait eu beaucoup trop jeune… et ne parlons pas de son mari qui est vraiment bizarre… Madame Cheng ne fait pas partie des médisants. Elle s’est installée devant une pile de cahiers qu’elle veut corriger avant d’aller se coucher. Son bureau trône dans le salon, elle n’a pas de canapé – qu’en ferait-elle ? – juste deux petits fauteuils en rotin que ses enfants lui ont offerts. Elle aime bien le petit Vasco scolarisé dans son école et elle trouve que Sia a beaucoup de mérite. Au quatrième étage, Jo explique à son associé qu’il a eu le coup de foudre pour ce tableau, un jeune peintre, ajoute Lin. Dans le couloir, des rires et des exclamations. Des jeunes sans doute, ils doivent aller chez les trois étudiants au bout du pallier. Pas méchants, pense l’ancien douanier en ouvrant son frigidaire vide, en tout cas moins prétentieux que les deux marchands de meubles qui habitent l’appartement à côté du sien. Au fond du couloir, le prof de gym a terminé sa séance de boxe, il entre dans sa salle de bains. La femme allongée sur son lit soupire, elle va essayer de dormir un peu, dans le salon l’autre femme a vidé tout le flacon de pilules dans sa main gauche ***19h57*** je sais tout je vois tout j’ai mille yeux disposés çà et là, tapis dans les recoins, mille focales indétectables nichées dans les plafonds dans les portes dans les prises ***20h00*** le concierge accepte de monter chez son collègue du K282-bis qui a la chance d’occuper un deux pièces au cinquième étage et non pas au rez-de-chaussée, une faveur que lui a accordé le comité de quartier afin qu’il puisse fournir des renseignements détaillés sur son voisin immédiat, Monsieur Eduardo. Au K282, le bébé du rez-de-chaussée s’est endormi, sa mère sourit à son mari qui vient la rejoindre dans leur salon. Sia lit une histoire à Vasco blotti contre elle sur le canapé bleu nuit. Parfois elle regarde le plafond, j’ai alors l’impression qu’elle me voit, qu’elle devine ma présence. Le vieux douanier soupire en regardant son frigidaire vide. Depuis que sa femme est morte il ne fait plus à manger et il a oublié d’acheter sa soupe de nouilles quotidienne chez le traiteur. Au sixième étage, deux adolescentes brunes aux cheveux raides, des jumelles, aident leur mère à débarrasser la table avant de rejoindre leur père qui regarde la télé assis sur un canapé de cuir noir. Au premier étage, une femme frissonne, sa clim est trop forte. Elle est assise en tailleur sur son lit sur lequel sont posés une jupe et un t-shirt repassés, le visage penché vers son téléphone, elle est vêtue d’un peignoir jaune. Madame Cheng mordille son stylo, elle s’interroge devant le dessin inquiétant d’une petite fille de sa classe. Il lui reste plus de la moitié des cahiers à regarder. Au quatrième étage, Jo ouvre une autre bouteille de pétillant tandis que Lin apporte des bouchées au porc caramélisé, leur associé s’est enfoncé dans le canapé rouge foncé ***20h10*** le soleil s’est couché, le ciel se reflète sur les vitres de l’immeuble K282, une mosaïque de nuages et de traces lumineuses ***20h15*** assis sur un tapis devant sa table basse, Sam Rosario ferme les yeux quelques instants avant de commencer son repas. Au sixième étage, les jumelles taquinent leur père qui a revêtu son uniforme de la brigade spéciale de nuit et s’apprête à partir travailler. Vasco baille, Sia regarde sa montre, le Gardien n’est pas encore rentré. L’appartement des étudiants continue de s’emplir. Le prof de gym essuie son torse et regarde ses pectoraux dans le miroir de sa salle de bains. La femme âgée s’est endormie. Le vieux douanier donne le code de l’immeuble à un livreur. Elle baisse la clim, attrape son sac, ses clés et sort de son appartement. Jo, Lin et leur associé parlent d’embaucher un nouveau vendeur. La femme de quarante ans dispose chaque pilule l’une à côté de l’autre sur une tablette en verre, vingt-quatre au total. Madame Cheng n’a plus que cinq cahiers à corriger. Le bébé du rez-de-chaussée s’est réveillé. Au septième étage, deux jeunes hommes regarde une série à la télévision. Une femme coiffée d’un casque de réalité virtuelle avance lentement dans le couloir du second étage ***20h45*** la nuit est tombée. La façade éclairée du K282 est trouée de quelques rectangles sombres comme des orbites creuses. Du balcon de son collègue au cinquième étage du K282-bis, le concierge du K282 admire son immeuble dans la nuit. La femme de son collègue l’a invité à partager leur repas, quelque chose de très simple, a-t-elle précisé. Voir la vie des autres en rectangles de lumière et d’ombres. La belle Sia dans son cadre impeccablement rangé. Madame Cheng à son bureau. Les bustes des commerçants engoncés dans leur canapé rouge. Sam Rosario en position du lotus dans son univers monacal. Les silhouettes indistinctes des étudiants rythmées par des basses puissantes. Il remarque les stores baissés devant les fenêtres de Mesdames Long, mère et fille ***21h00*** j’entends tout j’enregistre tout, le bébé du rez-de-chaussée regarde autour de lui en émettant des petits bruits de succion. La musique qui s’échappe du logement des étudiants monte de quelques crans. Vasco vient à peine de s’endormir, il a attendu le retour du Gardien. Sur le seuil de la chambre, Madame Long regarde sa mère dormir. Les jumelles se lavent les dents, elles n’ont pas envie d’aller se coucher. Un livreur sonne à la porte de l’ancien douanier, il s’excuse pour le retard. La femme plongée dans une réalité virtuelle grimpe du troisième au quatrième étage en s’accrochant à la rampe de l’escalier de service. Au septième étage, les deux jeunes hommes continuent à regarder leur série. Madame Cheng est fatiguée, elle vient de terminer ses corrections. Sia et le Gardien sont assis face à face à la table de la cuisine. Le prof de gym prend plusieurs selfies de lui, vêtu d’une chemise blanche légèrement entrouverte. Le concierge du K282 remarque une paire de jumelles sur le meuble de télévision de son collègue ***21h30*** Madame Long pose un grand verre d’eau sur la tablette de verre où les pilules sont alignées. Dans leur chambre, les jumelles chuchotent et étouffent leurs rires. Le prof de gym poste un de ses nouveaux selfies sur un site de rencontres. Sia se lève pour aller se coucher, le Gardien la regarde fixement. Lin se demande si leur associé va bientôt se décider à partir, elle essaie de capter l’attention de son mari lancé dans une grande discussion. Le douanier finit ses nouilles devant une émission de télésurvie. Une dispute violente éclate dans l’appartement des étudiants. Le bébé du rez-de-chaussée se met à crier, ses parents n’arrivent pas à le calmer, même en marchant de long en large autour du canapé gris sombre tout en le berçant dans leurs bras. Madame Cheng n’a plus sommeil, elle ouvre un livre. Le concierge du K282 prend congé de son collègue et de sa femme. Dans son casque de réalité virtuelle, la jeune femme voit des zombies envahir l’immeuble ***21h31*** Sam Rosario sonne à la porte de Madame Long ***21h32*** le concierge du K282 rentre chez lui, il a passé une bonne soirée ***21h33*** des étudiants dévalent l’escalier de service ***21h34*** Madame Long enfouit son visage dans ses mains et pleure sur l’épaule de Sam Rosario ***21h35*** et moi je vois tout j’entends tout je n’oublie rien ***22h00*** au huitième étage, un homme fume une cigarette sur son balcon *** 23h45 *** la plupart des habitants sont couchés, le mari du rez-de-chaussée s’allonge sur le canapé de son salon, tout le monde va bientôt s’endormir sauf le Gardien dans sa petite chambre qui pianote sur son ordinateur comme toutes les nuits et moi qui ne ferme jamais les yeux.

A propos de Muriel Boussarie

Depuis un été fantastique - 2015 - je participe souvent aux ateliers de François Bon et j'y reviens toujours (presque).