40JOURS #11 | Comment peut-on être perdu ?

© Alice Pasquini

Voilà comment Malice a présenté les choses : Tu es perdu, crois-moi, quand tu ne sais plus où est ta maison. Ça avait l’air simple, comme ça et pendant des tas de nuits les mauvais rêves ont disparu. Je sais où est ma maison, ma vraie maison, la toute petite, celle qui est vraiment à moi parce que Malice l’a donnée à ça-Chat et que Ça-Chat après des bagarres pour rire a dit : espèce de petit gnou que tu es, tu vois bien que si c’est ma maison donnée par Malice c’est aussi ta maison. Je précise : pour Ça-Chat, les frères, c’est ça. Bon. Des nuits et des nuits, tranquilles avec ça. Ça-Chat, même loin, même caché, il sait où est notre maison. Bon. Ça va. Et puis la pensée est venue. C’est une fleur violette très perfide, on dirait du velours avec un petit trou du cul tout noir en son milieu, inoffensif et mignon, on ne se méfie pas, on a tort, c’est un trou noir des galaxies. J’ai essayé pendant plusieurs jours de dire la pensée, mais ça ne sortait pas ou tout embrouillé, avec de la terreur et des grosses larmes et les nuits ne fermaient plus mon œil, ça allait mal mal mal, les parents ne voulaient plus se lever quand ça faisait trop de cris au milieu de leur sommeil, ils en avaient marre, marre, marre, et on n’y comprend rien à ce gosse, on a tout essayé et on travaille… et plus ils parlaient des zombies qu’ils devenaient plus ça faisait de la panique qui s’ajoutait à la terreur et plus moyen, plus moyen, plus moyen de respirer sans couper le souffle et un garçon ça ne pleure pas. Ils étaient devenus irritables le pire qu’ils pouvaient. Malice est passée mine de rien parce que Maman lui avait tout crié dans le téléphone et elle a arrangé les choses comme ça : Moi, je ne dors plus tant que ça, tu veux venir pour des petites vacances les mains dans les poches ? Il n’y a besoin de rien pour aller chez Malice parce qu’il y a tous les trucs les plus chouettes dans ses armoires et on part comme un vrai petit homme sans nounours puisqu’elle en a des vieux qui sentent l’opium de l’antimite dans son coffre de mariée. Malice prête ses ours de petite. Pour Malice, les grand-mères avec leur petit Mousy, c’est ça. On se prête. Les ours s’appellent tous « reviens », ce qui est drôlement pratique pour pas se casser la tête à trouver des noms qui ne fâchent personne. Ça promettait, ces petites vacances les mains dans les poches, mais la pensée m’a retrouvé facilement malgré le changement d’adresse. J’ai eu l’idée de porter un déguisement et ça l’a égarée un peu. Ça n’est pas une vie, Malice a dit, parce que le déguisement dès que je l’enlevais, la pensée revenait encore pire qu’avant, le trou plus profond, les larmes qui brisent le cœur. Comme elle avait encore oublié quelque chose, le grand D’ombre est venu la voir avec ses remèdes et Malice a sauté sur l’occasion de lui parler de la pensée bloquée qui lui broyait le cœur de ne pas arriver à m’en sauver, alors qu’on faisait des crêpes et des jeux et qu’elle aimait bien avoir un compagnon de la nuit pas beaucoup dormi. Je l’embrouillais et on n’arrivait plus aussi bien à se serrer l’un contre l’autre pour regarder des films en noir en blanc dans le fauteuil. Je préférais rester dans la chambre du grenier pour éviter son visage tout chiffonné qui se faisait des cheveux blancs et pour ne pas voir qu’on avait des malentendus comme avec le portrait de la petite maison que j’avais dessiné. La façade, ça coulisse, ça s’enlève et on voit tout en une fois qui fait des petites boîtes bien sages, toutes proprettes, on voit tout et on te voit aussi, même les pièces aveugles elles se prennent le gros visage nez à nez, le gros yeux qui toujours l’air terrible de si près, « Qu’est-ce que tu as fait là ? ! » avait demandé Malice un mauvais jour devant ce dessin de la maison qui fronçait les sourcils des fenêtres et la moustache au-dessus de la porte, « Ça n’existe pas des maisons comme ça », et ça faisait beaucoup de peine de voir qu’elle ne se ressemblait plus à faire des réflexions comme ça, mais elle peut être aussi terriblement bornée, — nous te l’avons déjà dit, mais tu ne nous écoutes pas, ta grand-mère et arrête de l’appeler Malice, tu es trop grand à présent pour ces bêtises, tu dis grand-mère Alice, ou Mamy, c’est bien Mamy, mais tu ne vas pas l’appeler Malice jusqu’au bac, qu’est-ce que je voulais dire ? Ah oui, terriblement bornée, tu ne vas pas pleurer pour un dessin —, mais à la fin Malice était si mal à l’aise avec son petit Mousy tout chagriné, Malice avait dit en faisant semblant « Ah oui ! Je comprends, il y a quelqu’un dans la maison qui est très fâché, c’est ce que tu voulais exprimer avec ton dessin » et on a dit un tout petit oui, qui faisait honte jusqu’aux joues parce que mentir à Malice ce n’est pas comme faire des inventions et des petites blagues avec elle, mentir à Malice c’est la fin du monde, elle ne comprenait rien de la maison qui nous regarde aussi et on a dit le petit oui, en faisant semblant aussi d’être soulagé d’un poids, qu’elle avait tout compris exactement. C’est la première fois que c’est arrivé, Malice tout engoncée dans le sérieux des parents, comme la tête coincée dans un col roulé qui gratte, on va mourir étouffé — ne panique pas comme ça ! Quel cinéma, ce gosse ! Et ta cagoule ? Où tu l’as mise ? —, c’était un coup dur et on s’est tenu à l’écart, à scruter la maison qui n’a rien à cacher parce qu’on ne lui voit plus que les os une fois que la façade à coulissé vers là-haut, ça fait du bien la maison vide, plus de Malice, plus de parents, plus que le gros visage et que je te pose le menton dans le salon vert pour voir vraiment ce qu’il y a sur le tableau au fond et c’est une sorte de trou dans un arbre, et à côté il y a le bureau fermé, mais maintenant ça ne l’avantage pas tellement sa porte à double tour puisqu’on le voit par dehors, et quand on saura lire, on pourra dire le nom de tous les livres de la bibliothèque… « Elle est drôlement remontée, ta maison », j’ai tourné la tête, le Grand D’ombre regardait le dessin. Voilà. Je n’ai pas compris « remontée », mais l’idée c’était pile la bonne. Il est venu doucement, comme s’il avait peur que je me carapate à huit comme une araignée, ça n’a pas été du gâteau de plier ses grandes guiboles pour s’asseoir tout près sur le tapis et coller son grand visage près du mien pour jouer à « voir ce que tu regardes… » alors ça c’était trop fort, j’ai fait motus de surprise, « sauf si ça ne me regarde pas, peut-être ? », mais si, si ça le regardait aussi, et même les pièces aveugles, les livres et les secrets dans le papier peint et les tapis en tout petit ici, « Ça alors… ! » c’est pas tout le monde qui peut supporter le face à face, j’ai dit que je pouvais lui refaire la façade si ça faisait de la gêne où y’a pas de plaisir, « Non, non… », donc on a fait les gros visages à la place des murs, et il a particulièrement insisté sur la chambre des petits, parce que c’est tout bizarre d’être assis dedans et dehors à la fois, hein ? « Mais c’est la maison… » de Malice, oui, facile à reconnaître même s’il y a des pièges et je guettais pour voir s’il tombait dedans ou s’il était malin comme son ombre, mais au bout d’un moment à jouer avec les jerrycans du garage, à tâter du petit doigt les oreillers des lits, à coller son œil contre la brioche vernie sur la table de la cuisine, il s’est repris les jambes dans les bras pour mieux voir avec du recul, et pense, pense, pense, il a dit qu’il n’y avait pas la véranda, ça c’était fort de café, typique du grand D’ombre qui voit les choses absentes en relief, on s’est serré la main pour toujours et ça lui est sorti : « Mais comment ça se fait que dans cette maison-là y’a pas un chat ? », parfois j’utilisais quelque chose pour me rappeler Malice, ou Ça-Chat, pas des poupées non, on n’en donne pas aux garçons-ça-ne pleure-pas, et puis ça rappelle pas terrible, les poupées, les personnes, alors qu’un petit fil de laine de la travailleuse tendu à travers les pièces, ça ressemblait vraiment au parcours de Malice toujours à ses affaires, même quand il s’emmêlait par maladresse ou impatience, et Ça-Chat, il ne fallait pas trop se le rappeler parce qu’il manquait et qu’on n’était plus un garçon-ça-ne pleure-pas après, mais ça faisait beaucoup à expliquer et à l’époque je ne parlais pas trop. 

Le grand D’ombre il était tout de même en mission pour Malice, pour faire sortir la pensée de son trou noir, alors il a parlé d’autre chose. Il a demandé une histoire que la pensée pourrait raconter. C’était coton, mais j’avais vraiment envie d’en raconter une — parce que la pensée, je sentais bien qu’elle en avait des tas en réserves et des bonnes et des terribles —, alors j’ai laissé raconter. 

Imaginons un homme. Un jour il part faire le tour du monde, parce que le monde est rond, voilà il part, il est parti tourbillonner. Ça dure dure dure des semaines, des mois et des années, mais ça va, parce que le monde est rond et qu’il sait qu’un jour il va repasser par sa ville, qu’il reconnaîtra avec sa maison. Il n’est pas perdu, il croit, parce qu’il sait où est sa maison, sur la ligne qui fait le tour du monde comme une longue ceinture qui ne serre pas le kiki, une ceinture de la fin des repas du dimanche chez Malice, par exemple. Il croit ça, que ça va se passer comme sur des roulettes, qu’il faut seulement bien marcher sur la ligne et ne pas s’impatienter parce qu’alors on fait toujours des bêtises et on déborde en coloriant. Mais pendant qu’il est quelque part, sa maison est démolie et ça il ne peut pas le savoir et alors il est déjà arrivé et reparti des tas de fois sans s’en apercevoir. Il est bien véritablement perdu.

Quand l’histoire s’arrête, Malice passe sa tête dans la porte, parce que j’ai crié à la fin à cause du tragique de la situation, comme on dit avec des sourcils froncés devant le journal télévisé. Le grand D’ombre avait l’air de drôlement réfléchir avec toutes ses cellules. Il respire comme s’il allait parler. On attend. (…) Il raconte une histoire pour la pensée, pour que je lui redise la nuit dans le cauchemar. L’homme est un escargot. Il a toujours sa maison avec lui. Ça paraît louche. Sur son dos ? Non, sur son dos il a un sac. Comme le père Noël ? Le grand D’ombre n’avait pas pensé à celle-là. Mettons… comme un père Noël qui aurait oublié qu’il porte des cadeaux. Ça, ça fait rire. Malice aussi dans la porte, même si elle a les yeux un peu chavirés. Où il la porte alors sa maison, l’homme ? Le grand D’hombre avance un de ses grands doigts en tête chercheuse et à la fin touche le milieu de mon front. Là ! Dans la tête ? Oui, tu vois bien que ça préoccupe ces histoires de maison, donc dans la tête, mais pas seulement. Où encore ? Ferme les yeux ! On joue, c’est du sérieux je les ferme de toutes mes forces. Je n’ai pas dit plisse les yeux, il précise. Ferme les pas plus fort que le store. Bon. Tu vois ta petite maison ? Celle qui est juste-là ? Oui, celle-là. Bien sûr. Tu pourrais me la dessiner sans la regarder ? Pas avec tous les détails. Mais tu pourrais aussi me dessiner un détail ? … plein. C’est pareil pour l’homme qui fait le tour du monde : il porte sa maison dans sa mémoire, comme toi. Mais Malice dit tout le temps que la mémoire ça va ça vient. Oui, mais il la porte aussi là. Il a touché l’écusson de mon T-Shirt, là où on enfonce la lame dans les films de KPDP, et ensuite on meurt en se tenant le petit cœur sanglant. Mais ce n’est pas tout, il dit encore, quand c’est une vraiment bonne maison on peut la porter là et il me chatouille le dessous du pied et ça fait éclater de rire. C’est triché ! J’avais les yeux fermés ! Et puis ça marche pas d’avoir sa maison dans ses pieds. On n’y croit pas un seul instant. Elle n’est pas dans tes pieds, cette petite maison, elle est dans ton rire. On peut perdre la mémoire sans retour, la perdre au fond du trou noir de la galaxie, mais pour le rire, c’est une autre paire de manches, tu verras.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

4 commentaires à propos de “40JOURS #11 | Comment peut-on être perdu ?”

    • Je pense qu’il ne faut pas revenir sur ces raccourcis géniaux de l’enfance. on les corrige pour avoir l’air grand. Mais c’est comme d’enfiler un costume à un chien : ça rend tout le monde ridicule.

  1. quelle verve, quel élan. où Malice va nous entraîner… j’espère la suivre longtemps, longtemps