#40jours #11 | Déluge

Les trottoirs ruisselaient, il pleuvait assez pour qu’on considère ce flux comme l’ordinaire et les jours secs comme l’exception. On ne se souvenait pas qu’il n’ait pas plu. Le pire s’insinuait dans les esprits et les plus pessimistes s’embourbaient dans des calculs de probabilité sans fin. Cependant la submersion des terres diagnostiquée par des cohortes de spécialistes ne se produisait pas. Les eaux montaient, elles stagnaient, puis elles disparaissent par d’invisibles canaux.
Nous sommes le mardi douze avril je marche sous la bruine. De l’autre côté de la rue un homme tire son chien au bout d’une longe, la bête qui n’a que de l’eau sur les os plonge entre les jambes de son maitre qui me tend une canette dégoupillée : trois cent soixante jours ça se fête !
— Une autre fois. On m’attend.
Il est dix heures et j’ai de l’eau jusqu’aux genoux ; j’ai rendez-vous au café du square à onze heures, je l’ai noté dans le vieux mobile qui me sert d’agenda et que je laisse chez moi pour que l’eau ne le ruine pas, cependant aucun nom ne figure et j’ai oublié le motif de ce rendez-vous. Sacrifier une matinée de travail pour me trouver dans un café inondé et bruyant suppose un motif important, habituellement je travaille à mes gouaches et ne sors jamais avant la fin de l’après-midi. Un mardi c’est peut-être rendez-vous avec Jeanne, bénévole dans une association elle écope dans les cantines du 95 et passe à Paris ce jour-là, ou avec Marc qui ne vient que le mardi affirmant que c’est le jour de la semaine où il pleut le moins. La pluviométrie est devenue son obsession, comme une seconde nature.Ce n’est pas un postulat c’est une déduction fondée sur l’expérience, m’avait dit Marc. Il consacre ses journées à de petites toiles aléatoirement posées au sol sur lesquelles il laisse goutter l’eau de sa gouttière, de son expérience picturale il tire de pseudo statistiques météorologiques.Un remède à l’angoisse qui le ronge depuis qu’il ne boit que de l’eau, dit Dominique et là il est servi. Quant à Dominique chômeur sans indemnités depuis qu’il a cessé d’enseigner, il fuit les endroits tarifés où l’alcool coule à flot. Pour le voir j’emprunte un canot et je pagaye vers le nord.
Je marche vers mon rendez-vous. Rue du Petit pont une averse s’abat. Je cours m’abriter sous un porche. Le trottoir est un miroir liquide, les façades on dirait des eaux fortes. Je revois le petit groupe que nous formions assis au bord du trottoir nos cahiers sur les genoux. Les frontons avaient la couleur ambrée du soleil de fin d’après-midi et le jour s’étirait comme un long ruban blanc sur le ciel encore bleu. Cette rue qui remonte à l’époque Gallo romaine, avait dit notre professeure d’histoire des arts : le pas des chevaux frappant le pavé de la rue du petit pont je l’entends sous le ruissellement de la pluie, un personnage en toge juché sur la plate forme d’un char me salue. Bientôt c’est un chœur de femmes,  elles s’avancent sur un charriot frappé d’or. Je vois des lions, un éléphant, des oies et cet âne engoncé dans des oripeaux qui se dresse sur ses pattes et mime des danses savantes; une foule invisible rit. Des colosses soufflent dans des conques, un groupe d’esclaves enchainés s’avance, certains écartelés sur des portiques qu’on roule, quelqu’un pleure, c’est dans l’embrasure d’une fenêtre une silhouette l’eau gomme son visage… J’avais reproduit la scène du cortège, ce cahier, je l’ai cherché longtemps. Il a du se perdre lors de la première inondation.
Dans l’avenue où je m’engage à présent la pluie a formé des flaques géantes. Je ne contourne pas ces obstacles liquides. Je vais au fil de mes pas, droit devant moi et marche dans les eaux.
On s’était habitué au point de vivre mouillé des pieds à la tête. On ne se couvrait plus, ou à peine, pour n’avoir pas à supporter le poids de hardes trempées. Les méduses, ces sandales de plages en caoutchouc, faisaient fureur ; customisées il s’en trouvait de toutes couleurs et en toutes tailles. Je tenais de mon oncle, il avait été marin, un de ces pull-over bleu qu’on porte sur les bateaux — c’est une laine rêche aux mailles serrées, mouillée elle préserve la chaleur de la peau —, je l’avais porté tous les jours de la première année de ce déluge ; élimé je le conservais à présent comme une relique et sortais en chemise. On s’était habitué au point de s’attarder sur les bancs des jardins ; les terrasses se remplissaient, on y conversait et buvait. On y travaillait et fumait. Les parapluies casquette ou pince nez se vendaient comme des parapluies aux mois de la mousson. Submergées nos peaux devenaient peu à peu étanches et certaines dit-on se couvraient d’écailles. Des histoires circulaient ; on parlait de transmutation et de métamorphose : de nageoire caudale, de chondrichtyen, d’amphibies…
Je marche vers les quais disparus. Sous le ciel qui ruissèle les fleurs d’ornement semblent fondre. Je traverse le pont. Loin devant moi, sur l’île, j’aperçois la cime chancelante des arbres du petit square. Là bas, je le sais, quelqu’un m’attend. J’ai soudain de l’eau jusqu’aux cou. C’est un enfoncement de la chaussée où le courant s’engouffre. Un trou. Je brasse à contre-courant et me retrouve juchée sur un trottoir dans la main d’une statue, c’est chaud et presque sec, là je pourrais revisiter en rêve cette chambre où je couchais et l’enfant que j’étais. Ai-je dormi ? J’ouvre les yeux dans un paysage assourdi. Le bruit de la pluie s’est fondu à l’opalescence. Ivre de pluie je me redresse et me laisse glisser sur le trottoir. J’atteins le bout de l’ile à tâtons.
Le café du petit square est fermé. Derrière le vitrage c’est un ballet de tables et de chaises, un chapeau flotte et tourne en rond. Je me retourne. Sur le banc, sous l’arbre qui ruisselle, quelqu’un est couché : son bras pend. La pluie marque la gabardine. Des tâches de rouille et de lichen se sont formées, comme le gel ou la neige sur ces bâches qu’on laisse trop longtemps sur les fosses : Dominique ! — ma voix me surprend. Des mèches noircies d’eau lui collent au front. Je veux m’approcher, un vague pressentiment me retient. Mon ami repose devant moi et je reste impuissante. Alors dans l’étendue liquide où surnagent les pages d’un livre je me laisse glisser et je nage.

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

7 commentaires à propos de “#40jours #11 | Déluge”

  1. merci pour ce rafraîchissement, à l’heure où on ne se souvient pas qu’il ait plu. 😉

  2. Merci Nathalie Holt pour cette nouvelle terrible où les eaux s’emparent de tout et où « le pire s’insinuait dans les esprits ». Elle emporte, nous naufrage avec le seul, ultime espoir de nous accrocher aux pages du livre qui surnagent. Merci Nathalie. Merci d’aller si loin toucher nos crânes.

  3. Quel récit puissant ! J’ai particulièrement aimé le passage où l’on se perd dans sa mémoire comme si la pluie avait aussi éliminé les repères affectifs.

  4. (que d’eau que d’eau…!) (je blague mais c’est formidable – je crains que Michel Pastoureau net’ait devancée pour le bleu, mais enfin…) (il y a un peu de Soleil vert là-dedans – j’adore – postapocalyptique)

  5. Bonjour Nathalie
    Tant de résignation devant cette pluie continuelle !
    Ton texte fait lever l’inquiétante étrangeté.…
    Merci pour ce beau moment de lecture !

  6. Oh, Nathalie, tu es vraiment douée dans tous les styles ! Hallucinant. Comme le personnage, tout prend l’eau, ça mouille, ça détrempe, et il avance, il s’adapte, tu fais de même en écriture… Tu te joues de toutes les contraintes avec brio. Tourner les talons et nager. Merci.