#40jours #14 | le frisson revient

Elle a jeté tout ce qui faisait lien entre ses souvenirs et la réalité. Ses dessins (d’enfants), les cahiers (de classe), les bulletins (de notes). Elle a donné ce qui pouvait s’accommoder d’autres vies les jouets (en bon état), les habits (en bon état), les meubles (en bon état). Elle a gardé les livres parce que pas un mot n’y a été changé par le temps. Le réel n’a pas de prise sur eux alors elle les a gardé. Les Agatha Christie, les Juliette Benzoni, les Georges Simenon. Elle les avait réunis à force de détermination, de foires à tout même pluvieuses. Elle avait aussi gardé les livres lus à l’école, au collège au lycée. Il y avait. Les fleurs du mal, Madame Bovary, les Tragédies. Il y avait Nana. Il y avait Bel-Ami. Il y avait Le baron perché. Il y avait L’étranger, La cantatrice chauve. Il y avait Le Malade imaginaire, La ferme des animaux, Le rouge et le noir, Cahier d’un retour au pays natal, Candide, L’assommoir, Rhinocéros, Le petit prince, Robinson Crusoé, 1984, La religieuse, L’amour fou, Du contrat social. Elle ne se souvenait ni quand ni avec qui mais c’était ces livres-là, d’autres, qu’elle gardait. Parfois, une seule fois, elle avait posé la main sur un livre, la couverture était épaisse. Alors elle avait fermé les yeux.

Elle avait retrouvé le tableau noir l’odeur de la craie le frisson lorsque le contact entre son blanc (la craie) et son noir (le tableau) était d’un angle tel qu’ils se mettaient à chanter | le frisson revient | les tables alignées deux élèves par table la trousse peinte de messages au tipp-ex les copies doubles A4 grands carreaux prises de notes si propres et ordonnées titre centré en rouge deux lignes sautées chapitres premier et suivants toujours noirs sous-titres soulignés et les lettres chaque mot chaque phrases toujours appliquée elle l’était les grandes fenêtres et leurs rideaux noirs abîmés les jours où des cartes sur calques plastifiés étaient projetées la professeur d’histoire de dos écrivant au tableau la cour du collège la cour du lycée la salle de permanence les pas qui résonnaient dans les escaliers les goûters de fin d’année les gâteaux dégoulinant de miel ce parfum d’amandes qui les accompagnait le prof de sport ces pieds nus permanent le compas tracez un cercle de cinq centimètres de rayon dessinez un triangle équilatéral la distribution des copies et avec chacune un mot gentil la dictée et tous les mots appris la veille avec lui la kermesse puis le bal de fin d’année les blousons qu’elle n’avait pas les courses de la rentrée les recharges d’encre pour le stylo plume les poèmes récités le cours de latin la sacoche immense de cette prof minuscule son pas aux talons aiguisés son pas qui penchait d’un côté son pas à courir après quelque chose mais quoi. Elle avait ouvert les yeux retiré sa main. Avait rangé le livre auprès des siens. Elle pouvait bien tout jeter si eux restaient là. Elle ne les lirait pas. Elle poserait une main un jour si jamais elle en avait à nouveau besoin.

A propos de Rebecca Armstrong

J'aime la voix alors j'ai fait de la radio (associative), je produis des podcasts et mon métier c'est de faire lien avec ma voix. J'ai écrit, vraiment pour la première fois, récemment. Un manuscrit instinctif est né: des flashs d'un temps passé disons. Il s'appelle "1.2.3". Je souhaite désormais explorer l'écrire avec la profondeur que je sens ici, avec tout l'enthousiasme de la novice. (Et au fait, j'aime les tatouages, les apéros, les lecture à voix haute, mon potager minuscule, courir le matin et lire)

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