#40jours #15 | Je suis assis dans une pièce

Je me sens mal à l’aise. Je ne sais pas si je devrais le dire, si c’est bien raisonnable de l’avouer. J’entends des voix. Dans la rue, au bureau, à la maison, des voix proches ou lointaines, inconnues ou amicales, peu importe, ce ne sont pas des voix de personnes mortes, je ne les entends dans l’au-delà, non. J’entends des personnes qui parlent autour de moi, elles ne me parlent pas, elles ne s’adressent pas à moi pas directement en tout cas, mais je suis à leurs côtés, et je les entends comme si elles me parlaient, et cela me dérange, met mal à l’aise, je vois leurs lèvres bouger, leurs bras qui s’agitent en tous sens pour accompagner leur parole ou la souligner, intensifier leurs propos dans certains cas, leurs démonstrations, pour convaincre leur vis-à-vis, parfois elles me tournent le dos, les gens marchent dans la rue en sens inverse, je les croise, ils me dépassent, mais je continue à les entendre, cela me met mal à l’aise, leurs voix s’insinuent en moi, me distraient, me tirent à hue et à dia, prennent position comme on prend le pouvoir, elles me sortent de ce que j’étais en train de faire, d’écrire, de penser, me poussent dehors, m’éjectent loin de moi, par ici la sortie, circulez il n’y a rien à voir. Je me disperse, je n’arrive plus à me canaliser, à rester fixé sur ce que je faisais, le rythme de mon travail se ralentit, se détériore, se dilue, lorsque je suis en train d’écrire je ne parviens plus à synchroniser ce que j’écris aux pensées que ce que j’écris fait habituellement surgir en moi, toutes les images, les sonorités ténues, les accords secrets, ce dialogue intime qui fonctionne d’habitude entre les mots et les idées, s’interrompt, mais ce n’est jamais immédiat, cela se diffuse lentement, comme un poison, je mets du temps à le saisir, à le percevoir, à comprendre combien cela pèse sur moi, et comment cela m’empêche de réfléchir, que ce que je prenais pour une idée n’est plus qu’une bouillie de mots informes, d’idées décalées, qui tournent sur elles-mêmes. J’ai l’impression d’être enfermé dans une pièce et de répéter la même phrase en boucle, comme dans l’œuvre d’Alvin Lucier, I Am Sitting in a Room (Je suis assis dans une pièce), une de ses compositions les plus connues, où l’artiste américain s’est enregistré tandis qu’il lisait un texte, dont il a rejoué l’enregistrement dans une nouvelle pièce tout en se ré-enregistrant, et ainsi de suite dans la même pièce, avec toujours le même texte. Chaque pièce ayant des caractéristiques de résonance et de fréquences différentes, les mots du texte deviennent finalement inintelligibles, remplacés uniquement par la pure résonance des harmonies et des sons de la pièce elle-même. « Je suis assis dans une pièce, différente de celle ou vous êtes en ce moment même. J’enregistre le son de ma voix ». Puis il conclut par « Je considère cette activité non pas comme une démonstration d’un fait physique, mais plutôt comme un moyen d’aplanir toute irrégularité que mon discours peut avoir », faisant référence à son propre bégaiement. Je ne parviens à parler. Je reste sans voix. Muet devant cette cacophonie. Si je devais parler, si je me forçais à le faire, je n’y arriverais pas, sans doute pas, pas question, pas possible, car ces voix m’oppressent, elles prennent le pouvoir, je ne peux rien faire d’autre que les écouter, je pourrais rester là à les écouter, mais je m’y oppose, et c’est justement dans mon refus, cette position de défense que je me laisse attaquer, que je deviens faible et vulnérable, à leur merci, elles m’envahissent insidieusement, elles ne m’interpellent pas, je pourrais très bien les ignorer, m’en détourner, ne pas prêter attention à elles, mais elles parviennent à s’immiscer en moi. Je ne peux pas m’en sortir, car je ne comprends pas ce qui se passe, pas tout de suite, ce qui se passe en moi, qui me traverse, me transperce, ce qui m’arrive, à quoi ça rime ces mots qui m’entêtent, qui me, qui m’épuisent, qui me, qui me fatiguent au point où tout cloche, tous les sons, tout se mélange, les sons de cloche, et ça me laisse coi, à quoi ça, pourquoi ça, ça me ruine, m’échine, ça ne me va pas, je n’y comprends plus rien, ni quoi, ni qu’est-ce, ces voix m’empoisonnent, m’emprisonnent, il n’y pas de quoi, je sais, mais comment faire, je ne sais pas quoi faire sans, je ne sais pas, passer outre, ces voix me dévissent la tête, ces voix sans queue-ni-tête, en tête à queue, que je ne peux pas, dont je ne peux pas me défaire, et je me laisse envahir, par le vide de ces voix, je disparais sous ces elles, leurs ailes, le voile de ces voix qui me, valises, qui me balises, qui me trahissent à qui mieux-mieux, me déportent, m’emportent, je ne peux pas continuer comme ça, si ça continue, moi je ne sais pas ce que je vais devenir, si même ça va continuer pour moi, ça ne va pas, ce n’est pas possible, en continu ces voix qui prennent toute la place, je ne parviens pas à m’en défaire, la défaite est totale, je ne peux pas m’en sortir, m’extirper de ces voix qui me vrillent la tête, m’avarient, me font varier de voie, ces voix qui ne sont pas des voix que j’entends de l’intérieur de moi mais qui s’y glissent complices, s’y hissent pour mieux m’en chasser perverses et révéler le noir en moi, le vide qui se fait en moi, qui m’envahit, le trou noir qu’elles creusent en moi jusqu’à me traverser de part en part, me trouer, me vider, avarié, à jeter, hagard, vide et creux, je perds mes mots, mes mots à moi ne sont soudain plus les miens, les voilà volés, violés, dévoyés, me voilà dévoilés, et je disparais avec eux, nus comme ma voix qui s’évide, je ne peux, je ne peux pas, je ne veux pas continuer comme ça. Je n’entends plus rien, ni les autres propos tenus par les gens dans la rue, leurs cris intempestifs, les aboiements des chiens, les batailles des oiseaux dans les plus hautes branches des arbres, ni les véhicules et les bruits de la circulation, le fracas des chantiers, élagueuses et marteaux piqueurs, tout se focalise soudain sur ces voix qui recouvrent tout, sans forcer, sans éclat, dans leur roulis monotone, leur assommante répétition, régulière et insipide, elles vampirisent toute l’attention, effacent tout ce qui m’entoure, et me plongent dans une perplexité tenace et pernicieuse, un malaise profond, durable. Un voile noir tombe sur mes yeux. Si je les ferme, cela empire, les voix s’emparent de moi pour me faire disparaître, il n’y a qu’une solution, je dois me lever et partir, je ne dois plus les écouter, je dois m’éloigner pour retrouver un peu de sérénité, de silence, de sens, faire retomber la pression, reprendre mon souffle, retrouver une respiration régulière, revenir à moi et enfin m’apaiser.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire