#L6 Double solitude

Elle ferme la porte qui claque. Pourquoi claque? C’est peut-être en silence. Elle ne se souvient pas. C’est sûrement mieux comme ça, qu’elle referme en silence. Elle reste un moment là, à l’entrée, sans pouvoir avancer. Elle attend un instant. Ne sait pas si elle pourra aller plus loin. Mais rester là, plantée là, c’est ridicule : elle avance comme on recule. À gauche, la porte de la chambre est entrouverte. Sur le mur d’en face, il y a le tableau dans le cadre doré avec arbre et lune sur fond noir. Elle aperçoit un coin du lit, avec la couette en boule au coin du lit, un lit sans pied, sommier à même le sol comme à Férolles, comme à Ozoir. Pourquoi Ozoir? Ozoir, elle ne sait plus, elle ne se souvient plus du lit : elle se souvient de la baignoire dans la salle de bain. C’est le silence. Silence et blancheur dans l’appartement. Elle avance comme on recule, à l’entrée de la chambre. Elle voit le lit entier, le lit défait laissé comme il était avec la forme du corps. La forme du corps encore, comme il était. Elle recule comme on avance, elle sort de la chambre. Plus loin, encore à gauche, il y a le salon. En face, la cuisine. Elle va à l’entrée du salon. Elle entre dans le salon, à pas lents. Elle mesure ses pas. C’est la pénombre. Elle veut faire entrer la lumière, ouvrir les stores. Au moins un pour commencer. Le principal. Le plus grand, en face, de l’autre côté du salon. Elle traverse. Elle appuie sur le bouton blanc, un bouton blanc carré. Blanc et carré, comme le reste. Mouvement du store qui monte, qui libère la fenêtre, la vue sur les collines, en contrebas la piscine. Elle ne sait pas s’il y a des gens dans la piscine. Elle pense qu’il n’y a personne. Peut-être une femme ou deux assises au bord de la piscine. Elle n’entend rien au dehors. Parfois il y a du bruit, les cris des enfants qui sautent dans la piscine, les éclats de voix et de joie. Elle n’entend que le silence. Peut-être que tout à l’heure elle ouvrira la fenêtre. Elle économise ses gestes, lents, engourdis. Ne peut faire autrement. Se dit que c’est comme ça, que c’est le corps, que peut-être c’est comme ça pour tout le monde, le corps dans ces moments-là. Sur la table ronde en verre fumé, il y a des documents alignés, du plus grand au plus petit, ou du plus petit au plus grand, comme mis en scène. Des permis de conduire, des cartes d’identité. Elle et lui avec leur visage de jeunesse, premiers prix de beauté. Elle se demande pourquoi ces papiers-là alignés comme pour une mise en scène. Pour se souvenir peut-être. Peut-être pour décorer. Comme les photographies dans les cadres dorés sur les murs et les meubles. Pourquoi les murs? Sur les murs, ce sont des tableaux. Des icônes, des paysages de neige dans l’hiver des pays froids. Sur les meubles, les photographies. Sur la commode, le guéridon, dans la bibliothèque. Sur la table ronde en verre fumé, il y aussi des factures, des papiers administratifs, sortis pour être réglés. Il y a toujours des papiers à traiter, des factures à payer. Elle a envie d’ouvrir la commode. Elle sait qu’il y a des mots dans la commode. Que la commode est pleine de mots écrits sur des feuilles volantes, dans des cahiers, des carnets. Des citations. Des extraits de livres. Des recettes de cuisine. Des références à ne pas oublier. Des choses qui l’agacent, des anecdotes qu’elle a vécues, des remarques qu’on lui a faites. Des réflexions, les siennes, sur les autres, son entourage. Elle ouvre le premier tiroir. Craint de trouver un mot qui la concernerait. Elle ne se sent pas indiscrète. Elle sait ce que c’est. Qu’elle a le droit. Elle a reçu par le courrier une enveloppe pleine de mots sur des feuilles volantes, et des carnets, avec des douceurs et des horreurs, tout ce qui lui passait par le coeur. Des pensées qui auraient dû rester des pensées et qu’elle livrait pour ne pas tout garder. Un héritage, en somme : elle verra ça plus tard, referme le tiroir. Elle note que le canapé est défait, couverture en bataille, coussins pêle-mêle contre lesquels elle a dû faire une sieste après lecture comme à son habitude. Elle aimerait dormir, s’allonger sur le canapé. Elle est incapable de s’allonger sur le canapé, pas aujourd’hui, pas si vite, à peine s’asseoir sur une chaise. Elle pense qu’elle a dû faire une sieste sur le canapé avant de se lever pour rejoindre le lit. Avant de rejoindre le lit, peut-être qu’elle a dîné. Une caille avec des fèves, un gratin de poisson ou de coquilles Saint-Jacques, le croupion du poulet. Ou un morceau de brioche beurrée. Elle va à la cuisine. Il y a des couverts dans l’évier, une assiette, un verre, une fourchette, un couteau. Elle n’ouvre pas la poubelle, tant pis pour le dernier repas. Laisser les choses comme ça, ne rien toucher : que l’espace reste vierge, pas de trace extérieure. Mais faire la vaisselle. Qu’on ne lui reproche pas. Au moins ça. Elle ose à peine tourner le robinet, laver l’assiette qui fut sa dernière assiette, le verre qui fut le dernier verre, la fourchette, le couteau. Elle avance une main comme on recule, puis elle fait couler l’eau. 

A propos de Claire Le Goff

Pratique théâtrale, mise en scène et écriture à Bastia, Compagnie Ghjuvanetta. Enseignement du français langue étrangère. Quelques publications : Mademoiselle Grelon (La Scène aux ados, Promotion théâtre, éditions Lansman, 2015), Des Miettes (recueil de nouvelles La Peau des autres, éditions La Passe du vent, 2015), Café de la Porte Dorée (recueil de nouvelles, concours Musanostra 2018), Contre le mur de pierre, Et sa désolation (recueil à venir, Musanostra 2020). Blog d'écriture en cours, Confiture d'épinards. Heureuse d'être parmi vous !