#photofictions #01 | Réappropriation, restitution

30/08/2022. 10h05. La photo 1 est prise en position assise avec mon téléphone. Je n’ai pas encore compris que je ne suis pas simplement en train de prendre une photo de tracteur vert à travers une porte entrebâillée. Je rentre d’une absence de deux mois, j’apprends seulement la veille que le lendemain sera jour du comice agricole ; tout sera un peu plus compliqué que d’habitude mais il est trop tard pour reporter le rendez-vous. C’est comme ça que ces deux photos ont pu se prendre. Il y en aura cinq, je n’en conserverai que deux. Je ne sais pas encore comment je m’en débrouillerai mais, dès l’angle de la rue, j’ai su que je ne repartirais pas sans avoir pris au moins une photo de ce que mon regard (dé)couvre : cette rue étroite (trait d’union entre côté marché-côté comice) et son écurie de tracteurs alignés en épis le long du trottoir, tous plus anciens les uns que les autres ; difficile de leur donner un âge, pourtant, le message est précisément dans cet âge qu’ils ont. Leur rôle est extra-muros – le fut – cependant, en pleine ville, ils sont aussi chez eux ; sur le territoire, l’agriculture est reine, ils en sont les témoins et acteurs tutélaires. Leur présence fait passer le message, mais, ici, ce message, tout le monde le connaît, il est inscrit dans les corps ; alors, les jeunes générations tournent autour d’un œil curieux ou amusé, les plus anciennes en se grattant la tête comme pour faire remonter une date. La photo prise en position assise a été la plus simple ; elle est montée par peur de ne pouvoir prendre, debout, celle qui s’impose dehors. Le hors champ, c’est la chaleur, la chaleur déjà à dix heures, mais c’est aussi le reste de l’écurie, et puis, le côté comice, à gauche, le marché hebdomadaire du mardi, à droite sur la place Nationale avec ses maraîchers-maraîchères, leurs cageots à l’arrière des étals, les voix et les rires dans le rythme d’ici, les connaissances qui s’interpellent, les familles faisant d’une pierre deux coups – elles sont venues pour le marché et le comice, comme une double célébration de ce qui tient au sol et à ce qu’il produit ; aujourd’hui, me revient la foire de la Saint-Luc à Guillestre (sans l’annuel désalpage des ovins, bien sûr). Assise, je n’ai pas eu le choix du tracteur. Pas eu le choix non plus de cette porte entrouverte. J’ai pris l’habitude de ces photos empêchées, entravées, répondant rarement à ce que je voudrais qu’elles soient. Sur mon téléphone, j’ai coupé un bout de porte, la poignée entière est inutile. Le tracteur vert est vraisemblablement le plus récent. Celui que l’on distingue à gauche reflète davantage l’âge de ses congénères. Côté couleur, il y a du vert réséda, du vermillon passé, un bleu encore pétant (peut-être même brillant autrefois), du jaune-de-Naples, un orange terne, un autre moins délavé, un gris qui n’a sans doute jamais connu que son gris. Il y a ce que j’ai pris au départ pour une économie du trop, un petit côté marathonien dégraissé, tout en muscle, spartiate – pas de cabine, pas de rembourrage sur le siège ni d’habillage sur le volant, et sur le moteur pas de capot ; les tracteurs sont le ventre à l’air comme si l’homme et la machine étaient à l’épreuve de tout, du froid, du chaud, de la pluie, de la grêle (la neige est exclue, ici), le luxe est intrinsèque – le fut – un luxe aux allures d’antan. Si l’on veut connaître le chemin parcouru, il faut aller jusqu’à la sortie de la ville ; là-bas, les tracteurs rutilent, on est dans la projection ; le hors champ, c’est aussi l’émerveillement des tout-petits devant le show room prometteur d’une agriculture florissante. La photo 2 ment prodigieusement mais si élégamment ! Elle est le gros plan classique de l’un des tracteurs tutélaires – exactement la photo dont, à l’angle de la rue, j’ai su que je ne repartirais pas sans, quitte à ce qu’un passant la prenne à ma place (le plaisir n’est plus aujourd’hui dans le cadrer-déclencher, plutôt dans la saveur de la photo à prendre, qui se prendra ou ne se prendra pas). Le hors champ est le même, il faut juste y inclure le mal qu’elle m’a donné. Mon équilibre est totalement instable, la moindre pichenette me fera m’écraser au sol. La photo est trop classique pour que le jeu en ait valu la chandelle, autre chose l’a poussée, quelque chose de l’ordre de l’impalpable, l’acidité d’une lecture ancienne, imposée… sous le poids de l’effort et du risque, à l’insu de l’acte et même bien avant lui, il y a eu ces deux mots annonçant l’événement, partout dans les rues, sur les affiches et panneaux municipaux ; ces deux mots autrefois sans matière, sans vécu du temps où j’habitais l’Île de France, comice agricole. Comice agricole, l’incontournable décor d’un chapitre de Madame Bovary ; comice agricole, repris au pluriel par Flaubert. Ce sont eux que ces photos sont allées chercher tout au fond de la mémoire, ces deux mots d’un événement prenant enfin chair et donc sens, un sens lavé de la spirale mortifère de la Bovary.

A propos de Christiane Mansaud

Besoin de passer par d'autres langues - connues, inconnues, pour mieux sentir celle en creux, la redécouvrir, l'explorer de la voix, la réécrire, la modeler, aller jusqu'où il est possible - qui mène l'autre ? mystère...

4 commentaires à propos de “#photofictions #01 | Réappropriation, restitution”

    • Quelque chose d’une boîte à musique dans ce texte, un tourbillon, des objets obsédants dont on voudrait vraiment saisir le mystère, très belle sensation de lecture,