#photofictions #01 | les dimanches à l’hôpital

Un couloir désert ; tout au bout de celui-ci, une porte hermétique à double battants. Au dessus de la porte sont affichés des panneaux signalétiques, parcours fléchés, codes couleur. On y déchiffre les mots « admissions » et « Chirurgie ». Derrière les battants ouverts se prolongent une enfilade d’autres couloirs tout aussi désolés mais plus sombres, à l’exception d’une source de lumière jaillissant du dehors, à travers la porte vitrée, à l’extrémité du point de fuite. Au premier plan, plusieurs rangées de chaises sur poutre allant par trois sont alignées le long du mur de gauche, sous quatre grandes fenêtres à larges carreaux (dont l’une est rognée par le cadre), entre lesquelles des petits boitiers rouges – dispositifs d’alarme en cas d’incendie – sont fixés à mi hauteur. Des écrans de télévision éteins ainsi qu’un panneau sont suspendus sur le mur d’en face. Concernant le panneau, il s’agit d’un agrandissement photographique : la vue aérienne d’un ensemble architectural en bord de mer

Les dimanches à l’hôpital

Un taudis, c’était. Nous n’avions même pas pris la peine de déballer nos cartons : tous empilés contre l’unique mur qui ne suintait pas. De nouveau l’expectative. Liège, sa misère, sa toxicomanie, ses travaux perpétuels, on n’en pouvait plus. Fin décembre, direction la côte d’Opale, chez ma mère à Berck Plage. Noël, nouvel an, les repas de fête, la famille aux petits oignons. Ça ira, va, qu’ils disaient. Vaut mieux que ça vous arrive maintenant qu’avec la petite dans les pattes. C’était prévu pour le mois d’avril. Les balades en baie d’Authie nous regonfleraient à bloc, l’air du large laverait nos pensées.

Puis il y avait ce Fujifilm X S-1 que ma compagne avait hérité de son beau père. Ni elle ni moi ne savions comment cet engin fonctionnait, mais l’enjeu était surtout de focaliser nos esprits sur une action concrète. Tous les matins, donc, nous guettions l’accalmie. Sitôt qu’un rayon de soleil perçait les nuages nous filions dehors à l’assaut d’images. Son œil à elle, vierge de tous passifs avec le lieu, voyait les oyats courbés sous les rafales de vent, la mer démontée, la colonie de phoques affalés sur les bancs de sable. Le mien ne parvenait pas à se poser sans suspicion.  Pourquoi est-ce si calme ?, pensais je en marchant sur les plates-bandes de Sylvia Plath. Cette désolation affirmée par les amoncellements de sable aux angles des rues inhabitées, ces volets clos, surplombant les enseignes criardes, et cette mer sans cesse en présence. Quelque chose revenait me hanter comme un fantôme. Ma mémoire traquait les signes de vacuité pour y déposer en creux des souvenirs d’errances hospitalières, ma paternité en pleine gestation s’associant sans doute au décès de ma grand-mère, survenu six semaines plus tôt.

Engoncés dans nos vêtements d’hiver, main dans la main, nous arpentions les sept kilomètres de plage au moins une fois par jour. Son œil à elle voguait vers la ligne départageant le ciel et la mer tandis que le mien lui tournait le dos, lorgnant du côté nord de la plage, vers l’institut Calot. Cet hôpital pavillonnaire de style flamand, conçu à une époque où la haute bourgeoisie parisienne se passionnait pour les cures thermales, est aujourd’hui réputé pour le traitement des maladies osseuses et neurologiques. La médecine spécialisée, c’est ce qui fait vivre les berckois. À contrario des vacanciers les infirmes habitent la plage en toute saison. Ils partagent avec les autochtones une expérience éreintante, celle d’avoir la mer constamment sous les yeux. Oh les paysages maritimes, les jolies cartes postales, ils savent à quoi s’en tenir. Un hiver ici, c’est comme un long dimanche à l’hôpital.

Les yeux braqués sur la façade en brique de l’institut, je les revoyais tous devant l’entrée principale. Ma grand-mère y avait séjourné avant son décès et j’étais venu lui rendre visite plusieurs fois de suite. Immanquablement ils étaient là, toujours les mêmes, agglutinés autour du cendrier en béton. Les mains, pour ceux qui pouvaient encore s’en servir, tâtonnaient machinalement les poches à la recherche du paquet de cigarettes. Je me souviens notamment d’un type avec une tête plus grosse que son corps, assit comme une marionnette au repos dans son fauteuil électrique, un joystick placé sous le menton. Il y en avait un autre dont le visage m’était familier. Je l’avais plusieurs fois croisé sur la place de l’entonnoir à jouer aux boules avec les anciens. Ses genoux se touchaient ; les jambes que l’on devinait très maigres formaient un « x ». On devinait des connexions puissantes entre eux. Et leur manière de faire groupe autour du cendrier ; ce contraste de leur présence avec celle, plus isolée, des patients vêtus de la blouse d’hôpital marquant la condition provisoire de leur séjour. Eux avaient leurs habits de civils : privilège d’une liberté conditionnelle.

De toute manière, pensais je, avec ou sans blouse on traîne l’hôpital avec soi. Amiens, Paris, Lille : des couloirs et des couloirs. Mis bout à bout ça en fait des kilomètres de littoral. Sauf que moi j’ai jamais vu la mer de ma fenêtre. Puisque je n’avais pas d’hémiplégie, ni de paraplégie, ni de mal de pott, mes parents devaient se farcir trente bornes au bas mot, et par l’ancienne route encore ! Trente bornes pied au plancher, vers un petit hosto planté en rase campagne. Aujourd’hui c’est différent. Il y a bien le CHAM en périphérie de la ville, mais quand j’étais gamin ça n’existait pas. Si ça se trouve il n’est plus là, l’hôpital. Ou alors il sert à autre chose. Toujours est-il que si j’en avais l’occasion, je serais prêt à payer cher pour qu’on me laisse m’y faufiler un jour. Plutôt même la nuit, avec une lampe de poche. Je pourrais peut-être y retrouver une preuve de mon passage.

Alors, finalement, quelques jours après je me suis décidé. N’ayant eu le courage de refaire les trente bornes qui me séparaient de l’hôpital de mon enfance, je me suis rabattu sur l’Institut. C’était un dimanche en début d’après midi. Le cinq janvier deux mille vingt. Pas une voiture de garée sur le parking, sauf, pile au centre, mon vieux Berlingo de 99. Toujours à l’intérieur devant mon volant, je souffle un coup. Je n’ai pas peur, je suis plutôt excité. Je pense quand même : « il faut avoir un grain pour avoir envie de passer ses dimanches à photographier des couloirs d’hôpital ». Je remonte jusqu’en haut la tirette de mon manteau qui me donne une allure de bibendum, je relève la capuche : on ne voit plus que mes yeux et mon nez. Je passe en bandoulière la sacoche contenant le fameux Fujifilm. Un vent à décorner les bœufs gonfle tous les anneaux de la manche à air en haut du bâtiment désaffecté sur ma droite. Il se gorge de sable en plongeant à pic dans les dunes d’en face avant de décharger sa cargaison crépitante sur mon pare-brise. Je tiens fermement la porte en sortant, puis je marche vers le porche le dos courbé. Certaines rafales me propulsent de quelques centimètres sur le côté. Passé le porche, le vent cesse de souffler, la façade faisant barrage. Pas une âme qui vive dans la cour. Personne non plus devant le cendrier en béton. La porte d’entrée détecte une présence et s’ouvre en faisant coulisser les deux panneaux vitrés. J’entends une voix qui provient des bureaux juste en face. Je fais mine de rien, je bifurque à gauche. La voix m’appelle, je me retourne. Un type sort du bureau, un vigile. Il vient à ma rencontre. Ses yeux fixent l’appareil photo puis remontent vers mon visage : Qu’est-ce que vous faites, qu’il me demande. Je viens prendre des photos, je lui réponds. En quelle honneur, il ajoute. J’aime bien l’architecture.

A propos de Franck Laisné

À 10 ans j'ai rêvé de devenir écrivain, à 30 je suis devenu acteur. Je noircis des carnets où je passe mon temps à me plaindre tout en nourrissant vaguement l'idée d'en faire un autodafé. J'aime les villes du nord à priori sans charme où les autochtones n'ont d'autres choix que de rire d'eux mêmes. J'aime mon prénom, pas mon nom de famille. Je préfère la bière au vin, le salé au sucré, l'amer à l'acide, le silence à la connerie. J'ai de la suite dans les idées, comme on dit, mais je suis fainéant. Je n'ai pas peur du vide ni de l'ennui, bien que beaucoup d'autres choses m'effrayent : les fascistes, le nucléaire, le patriarcat, l'intolérance, la bureaucratie, la police et les araignées.

7 commentaires à propos de “#photofictions #01 | les dimanches à l’hôpital”

  1. Bonjour Franck
    Corps enfance hôpital maladie plage : quelques éléments qui font un grand cocktail de textes et d’histoires.
    Merci !

  2. Le titre me fait penser à Philippe Katerine… une chanson de l’album 8e ciel je crois sur les dimanches à l’hôpital. Le contenu me donne l’envie de m’enfoncer dans un vieux Simenon. Quelque chose d’automnal sans doute.

    • Ce doit être « Vacances à l’hôpital », dans l’album « Mes mauvaises fréquentations ». Je ne connaissais pas cette chanson. Merci pour la découverte.

      • Bon ben voilà… complètement à côté de la plaque je suis. Au moins c’était le bon chanteur 🙂