Ceci n’est pas la #1

Dans l’esprit du Journal sans Journal, je fais du neuf avec du vieux pour le #1. Ici consigné, un des textes de ma série Hors-Sérail, que je compte retravailler en écho.


Le soleil et l’alcool ne font pas bon ménage, mais c’était là pourtant la chaleur vive de mon foyer, alors. Dernier de ma lignée, j’étais resté trop tôt, trop seul et trop grand pour ce pays où mon nom de dieu scandinave faisait rire les enfants, comme un gros mot dans une bouche adulte. Ma mère tenait ensemble toutes nos différences, dans un petit jardin clos d’expatriée grillagé d’une discipline de fer. Les autres étaient de l’autre côté du mur, et toutes les fois où je l’avais escaladé, les fesses m’en avaient cuit. Elle buvait en cachette une liqueur à tête de cerf, qui arrivait par avion chaque trimestre. Quand elle est morte, il en restait deux caisses. J’ai mis un point d’honneur à me les liquider dans les plus brefs délais. Je ne suis pas revenu de l’enterrement. J’ai erré de cimetière en cimetière, cap au nord. Je sentais mon cerveau bouillir dans l’eau de vie sous le lance-flammes du soleil. Je marchais toujours. Mon ombre était immense, divine. Quand je m’écroulais, la terre tremblait sous mon poids. Dieu riait de mes chutes, comme un enfant. Regarde, lui disais-je tout bas, regarde comme on va l’amocher, ta grande poupée, et je me relevais, plus ivre encore. J’ai fini par arriver au milieu de nulle part, près d’une petite maison en destruction. Impossible de dire si elle avait été achevée un jour, ou interrompue dans sa construction par une foudre, une faillite, un deuil… Le morceau de toit restant faisait de l’ombre dans l’unique pièce au sol de terre. Il y avait des inscriptions sur les murs. Des malédictions à n’en plus finir, des injures, du sang. Un tapis roulé abandonné dans un coin. J’ai posé ma tête dessus. J’ai senti le traversin frais sous ma nuque des jours blanchis de la maison de l’enfance. Comme j’ai dormi !

Une nuit, je me suis réveillé. J’étais sobre pour la première fois. Le tapis saignait. Un amas de chair humaine avait été roulé dedans. Un cigare à la viande comme en préparait la cuisinière, autrefois. C’était un mort qui geignait et divaguait. Il était encore plus étranger que moi. Ses rêves, plus violents que les lacérations dont il était couvert. J’ai rincé les plaies avec l’alcool qui me restait. Je l’ai cautérisé au feu, l’homme-blessure. Je l’ai veillé en gardant un œil sur les étoiles qui trouaient le plafond. Au matin, j’ai lavé son corps avec de l’eau froide. Sous le masque tuméfié de son visage rayonnait une beauté qui m’a fait venir les larmes. J’ai eu honte, même dans ma solitude, mais j’ai su que jamais plus je ne pourrais m’éloigner de ce soleil. J’ai lavé le tapis et, quand il a été sec, j’ai enveloppé l’homme dedans, comme un nouveau-né et je l’ai porté dans mes bras de colosse jusqu’à la ville voisine. Je l’ai soigné et nourri. Dans le secret de mon cœur inquiet, pour conjurer le mauvais sort, je le nommai Selim, le pur, l’intact.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

7 commentaires à propos de “Ceci n’est pas la #1”

    • Merci Brigitte, c’est le travail de l’hiver qui m’a ouvert de vastes clairières pour que s’invente le rassemblements des écrits épars. Et comme l’été dernier Cécile Camatte, je crois, nous avait posé de nombreuses questions sur notre façon de faire ( et qu’elles m’ont été très utiles, dans le fond et dans la forme ), je me suis dit que créer une petite rubrique matériaux en serait pas superflu.

  1. J’aime beaucoup tout ce qui vit dernière les masques du social, ce qui agite, ce qu’on est obligé de prendre en main pour rester vivant, ce qui reste indemne. Il y a de ca non, chez Selim.

    • Bien vu ( qui ne m’ajoute pas me vole, comme on dit ). C’est vrai que Selim, qui m’occupe beaucoup depuis 18 mois, est d’abord un personnage au sein d’un groupe. Ses vies, bien que toujours empreintes d’une grande solitude, se déroulent au contact (trans)formateur d’autres. Et ses survies, ce qui reste indemne, ce qui doit se renoncer, ce qui doit se prendre en main, sont peut-être le sujet inépuisable de cette mosaïque qui me fascine toujours davantage à mesure que je la découvre.