Affabulation

Un

Une enveloppe de plastique translucide, mettons violette ou rose. Cellophane, cellulose diaphane. Vaine et magnifique. De chaque côté du renflement central, deux corolles entortillées frétillent et s’offrent aux doigts qui les saisissent. Deux doigts, trois au plus. Corolles, cœur, couronnes, coursives. Papier promesse, crissement indiscret, fait se tourner les têtes. Cristallin. Luminescent. Frisson avant la bouchée. Séditieux, tissulaire, insuline, ineffable, fable innée. Tourner autour du pot et faire comme si de rien n’était. Affriole. Piège. Gestes: pouces et index suspendus et parallèles, traction vive mais délicate, pivoter. Ou glissement d’un pouce décidé qui force le bâillement. Qu’importe il s’agit toujours d’ouvrir. Jubiler du froissement. Musicaliser. Lisser, plier, marquer du bout de l’ongle et fabriquer un bateau miniature à une jeune ogresse en pleurs. Cristalliser. Rubis sur l’ongle. Ou le renvoyer au monde de l’inconsistance et des détritus.

Deux

Le papier de bonbon, objet à peine nommé, est-il trop volatile ? Papier: sérieux, de, bonbon: quasi-lallation. Petit bout de pas-grand-chose qui n’est tout de même pas, mais de justesse, rien-du-tout. Alors forçons la langue et nommons-le papillote. Comme papille et comme papilloter. Papilloter, définitions éparpillées, j’en retiens une, CNRTL toujours: battre rapidement, avoir un mouvement oscillant nerveux et involontaire (des yeux), synon. ciller, cligner, clignoter. «Vous … croyez que tous les gens sont mythomanes? Les paupières de Clappique papillotaient nerveusement; il marcha moins vite» (Malraux, Cond. hum., 1933, p.375). Papillote et fabulations. Devinettes, rébus ou pétards. Papilles, pampilles, pendeloques, lumières trop vives, artifices tremblotants du pays de la belle Barbie devenue quiche au fil des ans. Papillonner. Ne pas papillonner. Promesse, fable à naître. Piège: étourdir par un flot de paroles, trop de liens, trop de sucre. Préliminaires douteux, puisque in fine il faudra bien atteindre le cœur, l’objet en dur qui ne se dérobe plus à la bouche qui le dissout, et disparaît. Seul restera le papier frêle. Moralité: le papier civilise l’ogre.

Trois

Je voulais un objet simple, un objet dont il n’y aurait pas grand chose à dire, je voulais du méprisable, du trognon, de l’artificiel. Ce papier de bonbon est une feuille plastique rose vif à pois argentés, entortillée à ses extrémités. L’accumulation des adjectifs n’y changera rien: c’est une chose banale, à peine définie comme objet. Cessons de tourner autour du pot: le papier de bonbon ne tient que par le désir qu’il suscite, et encore d’autre chose que lui-même. Ce qui n’est malgré tout pas rien. Le mot affrioler m’évoque la friandise par l’assonance de la syllabe fri, va donc pour affrioler. Le papier de bonbon n’est même pas à proprement parler du papier, mais de la cellophane ce qui est un mot né de la contraction, j’ai vérifié, de cellulose et de diaphane. Le papier de bonbon pêche par vanité comme un bavard qui n’a rien à dire. D’ailleurs, à force d’écrire papier de bonbon, je ressens une lourdeur, une platitude, en somme je le traîne, ce nom, il m’écœure et me colle aux doigts. J’emprunte donc, au prix d’un léger forçage, le vocable de papillote, qui ramène du son et la lumière. Et je suis ce filon jusqu’à la rencontre de la citation de Malraux qui m’amène très vite à cheviller papier de bonbon et fable. Ce mot m’était apparu dès le premier texte, à la faveur d’une pirouette du type marabout-de-ficelle, et son retour le fixe. Une fable, c’est un récit imaginaire, un mensonge, le récit d’un mensonge. Le nom de Clappique, au passage, m’amuse toujours autant. Le baron de Clappique n’existe pas. Une fable un mensonge, pour recouvrir quelle vérité ? Écrire est-ce tourner autour du pot, quite à changer de pot, et fabriquer de la fable pour cerner un pot qui n’en finirait pas de ne pas se laisser surprendre? Pourquoi ferait-il ça, le pot ? Et bien parce qu’une fois saisi il disparaît, pardi! Le matière fond et se dissout comme le bonbon. Tout rond comme la candeur, tendancieux comme un rubis sur l’ongle, du bonbon il ne reste rien. Ou une carie, que m’inspire sans doute la disqueuse du voisin, fourbe cousine de la fraise du dentiste. Tandis que le papier … et me voilà repartie sur le papier, le détour par la papillote me l’a revigoré. Vigueur et délicatesse des deux ou trois doigts qui s’empare de l’objet, le détortille – ce mot existe, j’ai vérifié. Pourquoi toujours se justifier? C’est sourcilleux, pas fabuleux. Qu’importe il s’agit toujours d’ouvrir. De séparer, de faire accoucher la matrice à paillettes du bonbon. Une fois la chose avalée, il ne restera que le papier et sur le papier, et bien, on écrit. Et là, c’est pas gagné. Comment épurer, cesser d’user des mots comme des sucreries, respecter leur volatilité mais serrer le cou au bavardage, user des vides sans céder sur la fable? Est-ce possible?

Quatre

Le papier de bonbons est un objet fugace qui précède et raconte un moment trop vite englouti. Le juste avant et le tout de suite après, les gesticulations du désir et l’indice d’une perte. La fable chercher à guérir de la disparition. Recycler, donner une seconde vie. Affréter un bateau miniature, frêle et mal armé, sur lequel s’embarquer pour faire vivre le mensonge. Faire mentir la chanson, naviguer le petit navire, choisir une destination nécessairement incertaine, détailler ses coursives, accoucher de silhouettes, équivoques forcément et enfin s’adonner sans vergogne aux joies de la divagation. Le cœur battant, le papier de bonbon est en route vers son fatum. Avec à son bord un passager clandestin…

Cinq

… silence et déglutition …

Six

Ce papier de bonbon est au premier regard une feuille de cellulose diaphane rose vif à pois argentés. De chaque côté du renflement central, deux corolles entortillées frétillent et s’offrent aux doigts qui les saisissent. Deux doigts, trois au plus. Corolles, cœur, couronnes, coursives. Mon père m’a toujours raconté qu’il venait un pays sinistré des Balkans. Il était arrivé France clandestinement à l’âge de 17 ans après des semaines en decubitus dans la soute d’un navire de commerce, avec comme toute fortune un bonbon qu’il avait fourré dans sa poche et tâtait soir après soir dans l’attente de jours meilleurs. Il jubilait du crissement du papier sous ses doigts, imaginait la couleur du bonbon, son goût, sa dureté, la lenteur qu’il prendrait à fondre dans sa bouche. La chose était poisseuse et désirable comme une réserve qui ne se tarit pas. Après de multiples réflexions mon père, Jonas, avait résolu de garder le bonbon jusqu’au jour où iltrouverait une terre ferme et accueillante. Il pensait et repensait aux gestes qu’il ferait alors.

Pouces et index suspendus et parallèles, exercer une traction vive mais délicate, pivoter, engloutir. Ou glisser un pouce décidé dans le bâillement du papier, faire sauter de l’ongle, engloutir. Papier promesse au crissement indiscret, attention à la convoitise … Le délicieux froissement finit par éveiller l’attention des autres infortunés qui gisaient dans la soute. Les hommes, au nombre de quatre, parlaient peu et dormaient le plus souvent. Le cinquième jour mon père, dans sa candeur, ne put résister à satisfaire la curiosité qui s’était allumée dans ces regards moribonds. Il ressentit néanmoins un léger malaise devant le regard papillotant de celui qui s’appelait Alkan. Un matin, il trouva trouvé sa poche vide et le papier de bonbon chiffonné, au rebut à peu près à la hauteur de ses oreilles.

Cristallin. Luminescent. Séditieux, tissulaire, insuline, ineffable, fable innée. Tourner autour du pot et faire comme si de rien n’était. Affriole. Affole. Arkan est décédé le 10ème jour. Jonas garda le papier trituré collé au fond de sa poche et le fit sien, pleinement, puisqu’il avait perdu tout qualité désirable. Il le sortait comme un trésor, se régalait de sa luminescence, s’y mirait, lui parlait, parfois. Il le le chérissait jusqu’au délire. Jubiler du froissement. Cristalliser. Rubis sur l’ongle. Ou renvoyer la chose au monde de l’inconsistance et des détritus.

Bien plus tard mon père a rencontré ma mère, puis je suis née. Il est devenu marchand de bonbons. Et je vous garantis que ce n’est pas rien d’être la fille du marchand de bonbons. Je me sentais scintillante mais contaminée par la concupiscence, isolée par l’illusion de ma richesse. Le récit de mon père s’était décalqué. Musicaliser. Lisser, plier, marquer du bout de l’ongle et fabriquer un bateau miniature à une ogrelette en pleurs. Lorsqu’ils étaient dans la soute, un homme venait parfois, leur donnait des quignons de pain et de l’eau puis s’asseyait sur l’échelle et parlait longuement dans sa langue. C’était un homme frêle et blond, à peine plus âgé que mon père. Peu à peu, Jonas repéra des sons, des syllabes qui se répétaient dans le flot : demain, mer, courage. Un jour, Jonas a répété: demain. L’homme a souri, Jonas a montré le papier de bonbons, et l’homme a dit: papier. Peu après ils ont débarqué et Jonas n’a jamais revu l’homme, mais il a commencé à croire aux anges et à glorifier les papiers.

Aujourd’hui je me dis que tout cela est bien étrange. Le récit de Jonas, déjà faiblard, manquait singulièrement de tenue et différait d’une fois sur l’autre. Oh, de tous petits écarts, un mot inédit, un prénom mobile, un détail vagabond. Seul le papier de bonbon subsistait en dépit d’un destin capricieux: parfois donné à l’homme blond en signe de reconnaissance, ou englouti dans un moment de fièvre, caché dans les profondeurs d’un lieu très secret, perdu bêtement, ou enfin sous notre nez mais invisible. Lorsque j’eus passé l’âge d’avaler tout rond, je fus convaincue que mon père brodait, à partir d’une trame historique qui me semblait de plus en plus douteuse. Je ne m’en ouvris pas à ma mère pour une raison que je ne m’explique pas bien. Comme si j’avais le choix d’ouvrir ou de ne pas ouvrir…

4 commentaires à propos de “Affabulation”

  1. Merci de m’escorter. Votre commentaire me touche d’autant plus que je suis très sensible à vos textes.

  2. Autobiographique ou pas, fictive ou non, peu importe, j’aime beaucoup cette histoire !

    • Merci de votre lecture, je suis ravie que l’histoire vous plaise. Le discernement de la fiction et des bouts de vérité biographiques qui s’y baladeraient n’a pour moi aussi qu’un intérêt secondaire. Sauf à dire que la recomposition m’amuse … En l’occurrence dans ce texte, historiquement parlant, tout est faux 🙂 L’historiette a émergé toute seule de la tambouille des 1, 2, 3, 4.