Au 89…

Amie de Madeleine

Deux cercles de poudre bleue de la marque Bourgeois et rouge à lèvres même marque mais rose et tout autour du blond crêpé figé.

En son for intérieur : une décapotable et un amoureux qui vient la chercher pour l’emmener danser sur Frank Sinatra.

Elle a augmenté le bleu, agrandi le cercle. Les enfants n’y verront rien, c’est ce qu’elle se dit avant de faire un tour de clé et le mouvement lui arrache une grimace, à cause du poignet qu’il lui a tordu. Il a ses clés de toutes façons mais là elle est tranquille : il va dormir un bon moment. A cause de son ventre, il s’est calmé plus vite. C’est ce qu’elle se dit. Qu’elle a pleuré, ça elle ne pourra pas lui cacher à elle, une trop longue amitié, mais aux enfants oui.

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Madeleine

Deux puits et tout au fond il faut chercher loin les yeux bleus ou verts comme deux fentes et un menton qui s’avance comme pour contrebalancer.

En son for intérieur : le cahier cartonné avec les bords renforcés et des arabesques dorées comme des veines dans le rouge et suivant bien les lignes malgré l’écriture sur ses genoux, elle trace dedans à la première page au crayon un jour je les commanderai et alors il faudra qu’ils obéissent.

Elle souligne puis trace des traits rouges, verticaux, décidés dans la marge rouge elle aussi du cahier un chiffre trait horizontal une autre fille en dessous et avant de passer au suivant ici ce qu’elle écrit et c’est rare c’est encouragement pour elle, l’enfant méritante, dont elle sent qu’elle pourrait malgré tout ce qui barre quand pas née là où tout est donné. Elle trace le B de bravo en belle majuscule ronde mais peut-on se fier à lui et ce qu’il faudrait en plus pour y croire encore. Elle compte les cahiers qu’il reste à corriger avant de rentrer chez elle. Plus fatiguée encore de ce qui l’attend après de retour à la maison.

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Belle-fille de Madeleine

Yeux marrons comme une injure et grande et filiforme en opposition.

En son for intérieur : dans les bois communaux sa maison loin des hauts-fourneaux punaisés de part et d’autre de la Meuse en bas et la luge en bois et les pas de ses bottes en caoutchouc noirs dans un blanc immuable.

Invitée dans cette maison, même si on dit ma fille. Elle n’a pas participé à la préparation du repas de midi. Dimanche, c’est le jour de l’apéro. Elle tient d’une main son verre de martini blanc et son ventre de l’autre. Le glaçon teinte contre les parois lorsqu’elle entre dans la véranda. Le grand-père est venu depuis le 98. Il a posé sa canne à terre. On lui a tiré un fauteuil en osier. De là il va pouvoir regarder tomber les pigeons. Elle sait que si elle veut rester là, il ne faut pas qu’elle bouge du tout du tout. Ils ne la connaissent pas. Lui, c’est pas pareil. Avant, les pigeons, c’était lui. Pitits, pitits ! Chacun a son cri pour les rappeler à la maison.

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Mère de Madeleine

Menton pointu et en avant et c’est sorcière. Mêmes couleurs ou carrément sans. Fichu, canne, dos et tête courbés vers le sol et cela malgré menton en avant. Menue.

En son for intérieur : une buse qui tourne en cercles concentriques dans un ciel gris et bas et dans le poulailler ça bat des ailes et bruissement et cris inhabituels. Menace imminente.

Elle n’a pas ses habitudes ici au 98. Déjà quand ils ont modernisé la cuisine au 89, sous prétexte que le fils avait une copine. On ne dit plus fiancée il paraît. Quand ils se sont mariés, on n’a pas été invités mais c’est pas pour ça qu’on n’a pas fait de cadeau. Ils ont eu une grande nappe bleue avec des fleurs rouges sur la bande centrale dans un tissu facile qu’il ne faut pas repasser. Dans cette cuisine-ci tout lui pèse. Ses bras moulinent sans cesse à chercher, rien ne lui tombe sou la main. Elle veut s’asseoir et son corps elle le lâche sur la chaise et sa tête dans ses mains. Elle la relève pour regarder le réveil, savoir l’heure qu’il est. La grande pendule en bois, gagnée avec les pigeons, elle est restée au 89. Son ronronnement apaisant, ça lui manque. Dans une demi-heure, elle poussera la porte comme si elle était chez elle… Chaque matin à la même heure, sa fille passe.

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Enfant mort-né

Parfait, elle en mieux, comme elle menue et rien en avant ni menton ni rien que son corps bien droit et seul en avant son sourire éclatant.

En son for intérieur : enfant sage et des bras pour étreindre, des mains pour caresser la joue tombante de sa mère, des mots qu’on ne dit pas, elle, elle peut les dire, elle ose les je t’aime.

Ce qu’il aurait fallu si seulement mais non rien. C’est si simple, rien. Sans il faut, il faudrait, il aurait fallu. A la place juste rien. Et jamais malheureuse et c’est tant mieux. Soulagement. Ni présent encore moins de futur. Un passé à peine. Une éraflure dans le souvenir à la date où elle s’est décrochée. Une fille. Enfin rien. Sans présence. Sans action. Dans une immobilité figée et éternelle. En paix.

Prof d’université, c’est prof au plus haut degré, elle aurait bien aimé pour cet enfant-là. C’est son fils qui a réussi cet exploit. Dommage que ce soit un garçon. Ou écrivain, elle aurait aimé. Pour raconter pour exhiber toute sa colère refoulée, étouffée dans l’œuf. Cet œuf qui ne s’est pas développé, n’est pas allé à terme… Il aurait, elle, la fille, demandé des comptes pour sa mère malmenée et avec les mots écrits, on n’aurait pu esquiver, faire comme si de rien n’était. Il aurait, elle aurait… Ecrire comme taper du poing sur la table au stylo bleu à droite de la marge pour ce qui deviendrait caractères d’imprimerie à l’encre noire indélébile sur des pages où on aurait fait sauter la marge.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces. https://annedejardin.com. Né ici à partir de l'atelier de François, Photographies. Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Sur Youtube : https://www.youtube.com/channel/UC71EVLVR9RIVzTojzdI8yfg

4 commentaires à propos de “Au 89…”

  1. Des espaces immenses s’ouvrent sous les pieds de chaque personnage, et on aimerait savoir tout ce qui se trame entre « elles »… on visualise Madeleine, et on entre en elle avec l’enfant qui n’a pas vécu…
    Des bribes qui réclament d’être lues et relues et qui nous confient comme des secrets les projections mentales des unes et des autres…
    Vraiment réussi !

    • Françoise, tes commentaires sont écriture et beaux toujours à lire et prolongement de ce qui s’est écrit. Celui-ci fait du bien en plus car il donne champ plus large et permet d’affermir qqch. Grand merci.

  2. Bonsoir Anne, je lis avec intérêt les portraits de ces personnages. Une histoire qui n’attend plus que de se laisser écrire. Je visualise ton histoire dans le Hainaut. Quelque chose de l’univers de Madeleine Bourdhouxe .
    Je me réjouis de découvrir la suite. Amitiés