autobiographies #07 | portes/franchir

Porte 1 :

Franchir les portes du sommeil et piétiner dans un rêve mosaïque. L’écrire. Franchir le périlleux de cet insaisissable. Se demander pourquoi on le fait alors. Ce que cela amènera, si c’est écrire pour écrire. Ecrire quand, en dehors du rêve dans l’éveil, c’est jours de tempête. Ecrire comme tenir la barre et ce serait pour aller nulle part, juste cela, ne pas abandonner, franchir la vague qui lève au ciel le nez du voilier, massera toute la peau de la coque, mais oublier celle qui forcément suivra quels qu’en soient les dégâts. Il y a devant moi sur nos tables d’écriture un amas de petits objets avec pour chacun un morceau de papier cadeau et je suis chargée de les emballer, c’est ainsi que commence mon rêve, un rêve sans queue ni tête[1]

Porte 2 :

Porte franchir porte de chez soi où peut s’éveiller la violence et pleuvoir les coups et dégringoler l’escalier à clair voie baisser la tête pour éviter l’enchevêtrement des poutres et des planches des combles c’est traverser une forêt d’arbres morts depuis longtemps et tous inclinés dans un sens et appuyés contre ceux dans l’autre sens pour la charpente et leurs ombres démultipliées par la lueur maigrichonne prodiguée par l’ampoule suspendue nue et pousser la porte de méchant bois, parce que pour l’arrière de l’atelier de menuiserie on ne gaspille pas le bois noble, et pour les armoires c’est pareil, les parois latérales des buffets c’est du sapin tout fin qui sera teinté couleur chêne pour que ça ne se voit pas, l’économie qu’on avait dû faire, alors cette porte-ci c’est pareil et elle frotte dans le bas, il faut lancer le bout du pied pour l’ouvrir, parce qu’elle coince d’un coup de rabot qu’on ne prend pas le temps de donner, parce que c’est trois fois rien et ce rien le remettre à demain, pas d’urgence, pas comme les pas qu’elle précipite, il faudra encore traverser la cour intérieure et tambouriner à la porte de derrière, celle de la cuisine, de la maison de ses parents,  mais elle peine à débloquer la porte de son pied nu avec l’enfant qu’elle porte dans les bras pour le préserver de l’homme qui a bu qui ne supporte pas l’alcool que l’alcool rend violent Lou qui est si gentil quand il n’a pas bu, Lou, un mot d’amour qui revient sur ses lèvres, une fois que les ecchymoses ont disparu.

Porte 3 :

Porte fermée, qu’on n’ouvre pas, porte privée, qu’on garde fermée, quand à côté l’autre est de grande largeur, vitrée sur toute la longueur, toujours ouverte celle-là, on entre comme on veut, juste à la pousser de la main, du moins pendant les heures d’ouverture, de huit heures à midi trente et de quatorze heures à dix-huit heures trente, et le samedi matin aussi, ouverte, et ils ne s’en privent pas, poussent la porte juste pour bavarder avec lui en wallon qui ne se parle plus beaucoup mais avec lui ils peuvent commenter le dernier match les titres du journal La Meuse et un peu de politique, ouverte la porte de l’officine, même si en dehors de ces horaires il faut sonner à la port à côté, sonner, sonner, et personne ne répond, avec à gauche dans le mur une sonnette à sonner dans le vide, parce que c’est fermé, personne ne répondra, ne viendra le dire, c’est fermé, la réponse est dans le silence de la porte fermée, parce que les urgences c’est toujours de l’aspirine ou des protections hygiéniques, sauf les nuits de garde, franchir la porte privée ils pourront, attendre debout dans le hall d’entrée sous le halo de la suspension pendant que le père disparaît par la porte du fond en bois clair avec dans ses mains l’ordonnance.

Porte 4 :

Portes de la maternité éclairées et visibles de loin dans le soir qui tombe tôt en ce mois d’octobre, montrer patte blanche, tendre le test PCR, entrer à la maternité c’est maintenant commencer par franchir le barrage à cause du covid, quand franchir pour lui c’est naître, éjecter le bouchon muqueux, fissurer la poche des eaux, naître ou pas, franchir, dilatation qui ne se fait pas, contractions qui écrasent le corps et la tête, les cris étouffés d’une voix bien connue, naître ou pas, franchir, jours de retard, le corps du dehors, le corps portant assis sur un ballon, et ça saute et ça secoue, vers le haut, vers le bas, haut, bas, franchir comme passer outre une porte fermée, puisque naître il faudra bien.

Porte 5 :

Portes limites, frontière entre ce qui est permis, et ce qui ne l’est pas, franchir, enjamber l’interdit, être en plein dedans, tempête, injures, cris, alors que bébé est né, trouver sa place, les portes qui claquent, les silences plus lourds que les mots massues, ceux qu’on n’aurait pas dû dire, qui s’envolent dit-on, ceux qu’on prononce quand plus rien ne peut être dit, qu’on ne s’entend plus, crier alors il faut, hurler, comme un chien comme un loup, montrer les crocs, retrousser ses babines, gronder, menacer de mordre, lâcher des mots coups de poing, des mots dits pour tuer, des maudits soient-ils, des mots qu’on ne pensait pas dira-t-on, qu’on n’aurait pas dû dire, où vont-ils se poser, ces mots boumerangs qu’on se reprendra dans la gueule, qu’on se reprochera d’avoir laisser franchir nos lèvres, des mots qui ne se dissipent pas, fumée qui se change en plomb, des mots qui s’inscriront dans la chair comme encre de tatouage et c’est indélébile, des mots qui resteront gravés, isolés, seuls, sortis du contexte de l’accouchement proche, de l’accident, du traumatisme ou de ce qui l’a réveillé et on n’était plus soi-même, on était devenu un autre qui parlait pour nous, proférait des horreurs, donnaient l’illusion que les balancer au dehors, les laisser franchir la frontière soulageraient ce qui faisait douleur au-dedans, souffrance si grande qu’elle avait occupé tout le terrain jusqu’à manger le centre et toute la périphérie, que soi-même on avait disparu, gommé, effacé, et juste elle au-dedans, avec la solitude aussi, les mots dont on se demandera plus tard où ils sont allés se perdre ou se coller une fois franchie la limite de ce qui est permis de se dire entre deux personnes qui viennent d’avoir un bébé ou juste qui se sont aimés ou qui s’aiment, est-ce qu’ils sont comme des pavés jetés derrière les barricades à cogner à tenter de démolir, est-ce qu’ils s’infiltrent sans que ça se voit comme l’eau de mer dans les fondations de la maison construite trop près à ronger grain de sable après grain de sable jusqu’à ce que l’édifice qui semblait si solide bascule d’un coup dans le vide comme château de cartes, se faisant fi du béton du fer forgé du ciment, gagnant la partie sur tout ce qui lie qui fait tenir ensemble qui solidifie.

Porte 6 :

Porte, repousse, porte, défonce, porte ouverte qui se laisse défoncer, porte avec serrure sans clé, porte qui ne ferme pas, dont on n’a pas la clé, porte qui pourrait fermer, porte à laisser ouverte, parce que née porte d’intérieur, ouverte parce que le danger c’est à l’extérieur, porte du dedans, le danger vient de sa clé, il ne faut pas la tourner, porte fantoche, illusion de porte, de bois clair, serrure ni argentée ni dorée couleur entre les deux, porte, repousse, porte, sépare, retiens, isole, protège, empêche, porte, tais-toi, ne fais pas de bruit, reste immobile, figée, tapie, porte à la plainte que la nuit démesure, démultiplie, répand dans les oreilles de la chambre sous le lit dans l’étouffé des draps, porte fausse amie qui toujours se laisse ouvrir.  Porte, retiens le corps de l’autre, porte, sépare, porte la main sur la clenche éteins les mots, claque à la gueule, mors une phalange, croque un orteil nu, fais quelque chose, porte qui abdique avant l’heure, brandit le drapeau blanc des traîtres qui ne s’opposeront pas, laisseront passer, ne se mettront pas en travers, se rendront sans livrer bataille, porte poltronne, lâche, porte à fusiller, tandis qu’entrent dans la chambre, prennent possession, pénètrent les troupes ennemies de mots qui fracassent.

Porte 7 :

Porte de bois avec dans le haut un carré blanc, vitre constituée de bandeaux de glace concaves et convexes en alternance,  opacifiée par traitement spécifique pour qu’on ne voit pas à travers mais qui laissera passer la lumière, et c’est lueur dans l’insomnie de la nuit d’enfance, chambre qui se voudra grotte à l’adolescence, alors sur ce carré vitré en haut de la porte y coller un poster de Julien Clerc, pour repousser l’intrusion parentale, fixer les yeux marrons, le sourire doux, les lèvres charnues, les grandes dents parfaites et la soie de ses boucles longues en cascade ressentie jusque dans ses doigts dans l’excitation amoureuse qui tapisse tout le dedans de réconfort et fera office de rempart. Longtemps.


[1] Il y a devant moi sur nos tables d’écriture un amas de petits objets avec pour chacun un morceau de papier cadeau et je suis chargée de les emballer, c’est ainsi que commence mon rêve. Il m’a chargée de cette tâche, pensant que je conviendrais bien. Il a dit quelque chose qui me l’a fait penser et je me dois de ne pas le décevoir. La confiance qu’il m’avait faite surnage, mais c’est la fin du plan. Il a du mal à respirer, assis sur une chaise dans un coin. Peut-être nous tourne-t-il le dos. Depuis la rue regarder la façade de sa maison. Comme un plan différent, on était dedans, nous voilà dehors. Dans le rêve on ne se préoccupe pas du raccord. Une grande porte de garage d’un bleu qui est trop bleu pour la nuit avec quelqu’un qui la fait coulisser, mais dans le mouvement l’intérieur éclairé fortement expose une salle d’autopsie avec des allures de conserverie poissonnerie, à cause des bottes de caoutchouc de ceux qui sont debout au-delà de la table métallique. La maison est poreuse, dehors, dedans, et pas de porte à franchir. J’apprends qu’il est mort. Tristesse et chagrin. Quelque chose a été franchi qui ne permettra pas le retour en arrière. Deux escaliers et poser les pieds sur les marches l’une après l’autre et l’idée saugrenue qu’on ne vit pas assez dans les escaliers, mais dans le rêve c’est juste idée lancinante, on ne vit pas assez dans les escaliers, les murs sont recouverts d’un papier clair à petites fleurs sombres, vivre dans les escaliers, je monte, je me perds, je redescends peut-être, je suis dans une pièce claire aux éclairages d’hôpital et beaucoup de personnes assises sur des chaises dépareillées, un homme vient vers moi, il me dit que je peux rester, me propose quelque chose à boire, j’accepte. Je finis par me rendre compte que je suis dans la partie de la maison réservée à l’accueil de ceux qui ne vont nulle part dans la nuit, ici ils peuvent entrer et s’asseoir, mais moi je viens en visite, pour être avec ceux qui sont tristes, frotter mon chagrin au leur, happer un peu de chaleur, il dit qu’il va prévenir … son nom m’avait étonné, un prénom peu usité, un prénom qui suffit à poser un personnage de femme, jeune mais pas trop, intrigante, à propos de qui on voudrait en savoir plus, son métier, son enfance, qui partage sa vie, qui elle est par rapport à lui, qui vient de mourir, mais personne n’arrive, il faut se résoudre à se débrouiller seule, je comprends que la maison comporte deux escaliers, il faut pousser des tentures sombres et lourdes d’un tissu de velours qui débordent sur le sol en plusieurs plis, je commence à comprendre par où me diriger, une dame écarte le rideau en face de moi, je sais qu’il s’agit de sa femme, sa beauté est une évidence, je pense à cette phrase, la première chose que je regarde chez un homme c’est sa femme, pour savoir qui il est, avoir une jolie femme, quand l’aspect physique d’un homme tout le monde s’en fout, personne ne s’y attarde, la femme qu’il a à son bras comme une distinction qu’on peut lui envier, est

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces. https://annedejardin.com. Né ici à partir de l'atelier de François, Photographies. Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Sur Youtube : https://www.youtube.com/channel/UC71EVLVR9RIVzTojzdI8yfg

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