autobiographies #10 | la table du fond

elle est installée à la table du fond. elle est loin de la grande fenêtre. elle devra se contenter de la lumière jaune du néon. elle s’en fout. elle ne supporte pas d’autre place. elle ne vient pas ici pour la lumière. elle ne sait pas pourquoi elle vient. elle ne parle à personne. elle n’aime pas les conversations des habitués. elle répond aux saluts des joueurs de carte. elle comprend qu’eux non plus n’iront pas au-delà. elle aimerait plus parfois. elle aimerait un corps. elle ne veut pas autre chose. elle aimerait juste un corps offert pour un soir. elle aimerait un corps inconnu d’homme ou de femme. elle ne se fait pas d’illusions. elle sait bien que ce n’est pas l’endroit pour ça. elle a vécu ces choses dans les grandes villes. elle y repense parfois. elle n’est pas nostalgique. elle commande un guignolet kirsch. elle est toujours un peu écœurée par la saveur sucrée de la boisson. elle a besoin de ce goût dégueulasse. elle aime ça. elle hésite à commander un alcool plus fort. elle renonce. elle n’est pas disposée à changer ses habitudes ce soir. elle extrait la dernière cigarette de son paquet de Peter Stuyvesant bleu. elle la pose sur la table. elle ne l’allume pas. elle chiffonne entre ses doigts l’emballage vide. elle commandera un nouveau paquet avant de s’en aller. elle boit une gorgée de guignolet kirsch. elle n’aime pas ça. elle boit une autre gorgée. elle aime ça. elle lève la tête. elle remarque le calme du troquet. elle s’étonne car la tenancière est déjà un peu bourrée. elle a souvent assisté à la tempête des soirs de cuite. elle connait le déroulement du scénario. elle s’envoie le martini de trop. elle commence par parler de son ancienne vie aux colonies. elle raconte Casablanca. elle raconte Âïn-Harrouda. elle raconte la plage Paloma. elle raconte la ferraille Salmia. elle raconte le soleil. elle raconte la mer. elle raconte la vie sans souliers. elle raconte son bonheur avant le retour au pays. elle finit par se fatiguer. elle reprend pied au village. elle de nouveau au bistrot. elle sent le froid de l’hiver. elle a le cœur opaque. elle s’engueule avec sa mère petite vieille ratatinée qui est assise près du poêle. elle lui dit fous-moi la paix. elle l’insulte. elle lui dit de mourir une bonne fois pour toutes. elle le dit plusieurs fois. elle tient bon ce soir. elle ne plie pas. elle résiste au verre de martini blanc qui ferait tout basculer. elle apporte à la table du fond un dernier verre de guignolet kirsch rempli à ras-bord. elle aime servir convenablement ses clients. elle traverse la salle sans vaciller. elle est rassurée. elle essaie de faire bonne figure. elle sait que le dernier guignolet kirsch sera bu cul-sec puis que la femme va commander son tabac et s’en aller. elle a l’expérience de cette présence dans le fond du café. elle connait les habitudes. elle sort du tiroir un paquet de Peter Stuyvesant bleu. elle n’a pas besoin de faire l’addition pour les cigarettes et les deux guignolet kirsch. elle donne la note. elle offre le troisième verre. elle n’a pas de monnaie à rendre. elle ne vérifie pas le tas de pièces posées sur la planche du bar. elle sait qu’il y a le compte. elle s’est faite à ce rituel. elle sait y répondre. elle sent qu’il est tard maintenant. elle a vu sortir presque tous les clients les habitués. elle regarde discrètement sa mère petite vieille ratatinée. elle est soulagée de la voir somnoler près du poêle. elle ne fait chier personne quand elle roupille. elle bouge parfois sur le fauteuil pour retrouver un peu de confort. elle fait ses mouvements dans un demi-sommeil. elle s’est absentée de la vie du bistrot depuis un moment. elle se réveille peut-être quelques instants mais n’ouvre pas les yeux. elle sait que ça permet d’éviter les tensions. elle va rester comme ça jusqu’à la fermeture. elle n’est pas dupe. elle sait que ça ne marche pas tous les jours de faire semblant. elle attend que la boutique ferme. elle espère qu’il n’y aura pas un autre martini. elle est consciente que ça peut encore péter.

Codicille : ce fragment est un écho au texte n°1 de la proposition Autobiographie #02 | du village deux ou trois vies. Lien : https://www.tierslivre.net/ateliers/autobiographie-02-du-village-deux-ou-trois/

A propos de Kévin Denirot

homme des pyrénées vagabond et parcoureur des recoins du monde. aimant faulkner&brautigan&carver&d'autres écriveurs américains. aimant tarjei vasaas&jon fosse&d'autres écriveurs venus du froid. aimant duras&koltès&d'autres manieurs de mots. aimant aussi la prose poétique (ça existe ce terme?) et le théâtre contemporain&les bons brasseurs de langue&raconteurs d'histoires d'où qu'ils viennent. écrit parfois mais sa paresse est grande. hélàs.

2 commentaires à propos de “autobiographies #10 | la table du fond”

  1. J’ai beaucoup aimé la manière dont le texte m’a fait passer de l’une à l’autre sans que je m’en rende compte. jolis portraits de femmes en creux

    • Merci infiniment Line pour ce retour ! Mais j’ai dû batailler un peu pour ce passage progressif d’un personnage à l’autre…. 🙂